D’une manière générale, j’ai pour habitude de prendre grand soin de mes livres. Même les livres de poche, même ceux que je n’aime pas. J’aime lire des livres en très bon état, cela fait pour moi partie du plaisir de la lecture. Pourtant dans ma bibliothèque, certains ouvrages sont dans un état assez lamentable : coins largement arrondis, carton dédoublé, tranche fendue, couleurs s’en allant… Je parle bien sûr de ces livres lus et relus deux, cinq, dix fois, avec toujours autant de plaisir.
Le Jardin de Suldrun fait partie de ceux-là. Avec La perle verte et Madouc, il forme la trilogie de Lyonesse, écrite par Jack Vance dans les années 80. Célèbre auteur de science-fiction, il a touché à des genres variés, dont le space opéra, la fantasy, la science-fiction plus classique, et a écrit nombre de livres plus ou moins intéressants dont Le cycle de Tschaï, La geste des princes démons, etc. Disons-le sans ambages : la trilogie de Lyonesse compte parmi le tout meilleur de son œuvre, et pour ma part je le place loin au sommet.
Pour parler de cette oeuvre colossale de 1500 pages, j’utiliserai la comparaison avec Le Seigneur des anneaux, dont il se rapproche par bien des points (en supposant évidemment que vous connaissez cette œuvre incontournable de la fantasy). Il en va de Lyonesse comme du SdA : on peut commencer par raconter le début de l’histoire mais cela n’a aucun intérêt. Le début est en effet très lent, et d’ailleurs là où Tolkien commençait par une digression sur l’herbe à pipe, Vance commence par une note préliminaire sur les isles anciennes et leur population. Le Lyonesse est un duché situé sur ces isles anciennes, allant grossièrement de la Grande-Bretagne au large de l’Aquitaine. Elles comptent non seulement une population d’hommes comme on en trouve partout en ces temps médiévaux, mais aussi des Skas, un peuple mystérieux, guerrier, se croyant supérieur, et complètement indifférent aux autres peuples, des fées, êtres étranges, enfantins et malicieux mais à l’humour dangereux pour le mortel qui passerait par-là, des ogres, des hafelins – croisement entre des fées et des mortels, des magiciens, rares mais aux pouvoirs craints par tous, plus encore diverses autres créatures… La situation politique est extrêmement tendue, puisque Casmir, roi du grand duché de Lyonesse, voudrait (re)conquérir l’ensemble des isles anciennes, empêché en cela par la puissance de son grand voisin, le Dahaut, et de multiples autres états plus petits mais non négligeables. La lutte pour le pouvoir s’annonce sévère, chacun voulant soit dominer les autres, soit ne rien faire pour fâcher un voisin puissant, soit encore simplement maintenir l’équilibre…
Tout ce délicat équilibre, largement instable, est un jour mis en péril par la jolie et quelque peu fantasque princesse Suldrun, fille de Casmir. La petite princesse se révèle en effet peu docile aux souhaits royaux, et ne veut pas épouser un allié potentiel du Lyonesse. Casmir l’enferme alors dans un vieux jardin qu’elle affectionne, et c’est là qu’elle rencontre par le plus improbable des hasards le prince Aillas (un beau jeune homme, bien sûr !), rescapé d’une mystérieuse tentative de meurtre sur sa personne alors qu’il naviguait pour une mission diplomatique… Arrive ce qui doit arriver, et naît un enfant : Dhrûn. Trahis par un prêtre et le destin, les amants sont séparés : Aillas est jeté dans un cul de basse fosse, Suldrun est maintenue dans son jardin et se suicide… cependant que Dhrûn est enlevé par des fées. Aillas va s’évader, et partir à la recherche de son fils. Il va désormais s’opposer à Casmir, non de façon brutale, mais plutôt par la ruse et la conquête intelligente. Dhrûn, lui, est élevé par des fées pendant huit années (soit un an de notre temps à nous mortels). Chassé du fort in fée de Thripsey parce qu’il est désormais trop grand et victime d’une malédiction de la part d’un vilain lutin, il part à l’aventure, guetté de tous côtés par les dangers étranges de la sombre forêt de Tantrevalles…
La découverte de ce monde très singulier, régi par des lois bien particulières astucieusement créées par Vance, se fait au fur et à mesure des pérégrinations des protagonistes. Le lecteur visite avec eux les différents pays du Lyonesse, découvre les subtilités de la magie, les ambitions des puissants, les stratégies qui vont permettre telle conquête, l’histoire de ces isles… Vance mélange avec bonheur l’anecdotique et les grands thèmes, usant d’un ton somme toute quelque peu monotone, mais très personnel, abondant de petites astuces et de préoccupations qui confèrent à cette œuvre une qualité assez exceptionnelle.
Si vous ne connaissez pas encore Vance, si vous aimez un minimum la fantasy, et si vous avez un peu de patience, cette trilogie est faite pour vous !