Je vous ai abreuvés -pour ne pas dire noyés- ces dernières années de tout un tas de digests et autres résumés de bouquins sur l'oeuvre de JRR Tolkien. Pourtant il ne fut pas le seul écrivain à faire forte impression sur le lycéen et étudiant que je fus, dans le vaste domaine de l'imaginaire fantastique. Parmi ceux-là se trouve Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), écrivain américain dont l'influence fut considérable, à titre posthume essentiellement. Un certain nombre d'études lui sont consacrées depuis des décennies, mais c'est en discutant avec Didier Hendrickx, journaliste de formation, et spécialiste en marketing et communication dans le secteurs énergétique, que je me suis décidé à lire son ouvrage sur celui que l'on surnomme le Reclus de Providence, du nom de la ville où il passa l'essentiel de sa vie.
En effet les images d'Epinal nous décrivent un homme souffreteux, plus ou moins attiré par les idéologies pseudo-fascistes, qui menait une vie de reclus, à la limite de la misère... Cette étude vient quelque peu recadrer cette perception.
L'essayiste adopte une approche systémique, en analysant dans un premier temps la vie de HPL, et la façon dont elle a influencé son oeuvre. Ce qui domine celle-ci est ce qu'on nomme Le Mythe de Cthulhu ; on pourrait le résumer en disant qu'il concerne des légendes au sujet de divinités anciennes, voire antédiluviennes, qui dorment dans les profondeurs de la Terre, et que la visite impromptue par des humains risque de réveiller. Le second niveau de référence, c'est la Nouvelle-Angleterre, que Lovecraft a bien arpentée dans sa jeunesse et dans laquelle il a toujours vécu. La troisième structure mythique est représentée par l'enfance de l'auteur, une période heureuse dont il a profité sans réserve.
Didier Hendrickx passe ensuite aux influences littéraires de Lovecraft. Les novices pourraient croire qu'hormis Poe et... euh Poe, les auteurs fantastiques de la génération précédente sont inexistants. Mais le Reclus de Providence avoue dans ses nombreuses lettres sa dette envers trois auteurs. Poe bien sûr, pour sa science de la nouvelle, mais aussi sa faculté à retranscrire l'étrange sans tenir compte des carcans moraux. Mais aussi Lord Dunsany, dont la littérature atteint parfois des dimensions cosmiques, avec des créatures immatérielles souvent entourées de beauté. Un auteur qui place le rêve au centre des ses histoires également, un principe dans lequel Lovecraft a largement puisé pour écrire. Le troisième auteur qui l'influença fut Arthur Machen, auteur gallois dont l'oeuvre est pétrie de légendes locales, remontant à l'époque où son pays était sous influence romaine... Lovecraft, de son vivant, a connu des continuateurs, qu'il a considéré comme des contributeurs à son oeuvre, notamment dans l'univers de Cthulhu. Ainsi Clark Ashton Smith, Robert E. Howard, Frank Belknap Long, Robert Bloch et August Derleth sont à ranger dans le cercle "cthulhusien", selon les propres mots de l'essayiste. A la mort de l'écrivain, en 1937, nombre d'autours continueront à élargir et enrichir cet univers, mais peu à peu celui-ci perdra de sa substance, pour devenir le substrat de simples récits d'aventures. Certains observateurs parleront même de pillage. Certains de ces continuateurs, dont Derleth, ont par ailleurs installé une opposition typiquement judéo-chrétienne entre le Bien et le Mal, dénaturant ainsi complètement le propos de l'oeuvre lovecraftienne...
Dans la partie suivante, Didier Hendrickx rentre dans les caractéristiques de l'oeuvre de Lovecraft. Tout d'abord, une dégradation de l'environnement au sein de son histoire. Le décor, et son côté sombre participent forcément à l'atmosphère du récit. Grouillements, ruines, multitudes, pourrissement, tout le spectre y passe au fil des nouvelles et romans. Cette dégradation spatiale est parfois accompagnée d'une perturbation temporelle : passé, présent et futur s'entremêlent, le narrateur est vite perdu, et le lecteur avec. Ils retombent parfois en enfance, sans entrevoir la moindre chance de sortie. Au cours de ces voyages intérieurs et extérieurs, les héros de Lovecraft rencontrent des créatures immémoriales, monstrueuses et -semble-t-il- invincibles. Les rapports du narrateur avec ces créatures se définissent par une répulsion teintées de fascination.
Ces impressions visuelles sont souvent accompagnées de bruits, de musique et d'éléments de langage au sens souvent bien définis. Soit ils sont incompréhensibles et renforcent l'atmosphère d'inquiétude ; soit ils ont un pouvoir permettant de communiquer, voire de contrôler les créatures que le narrateur rencontre. La partie concernant ces éléments est la plus courte de l'essai, et je ne peux m'empêcher de penser qu'il s'agit plus d'une ébauche, ou d'une première approche, et que le sujet aurait eu besoin de plus de développements.
Au fil de son analyse Hendrickx relève les analogies entre Randolph Carter, héros de Démons et Merveilles, et Lovecraft lui-même. De là à parler d'alter ego, il n'y a qu'un pas que l'essayiste franchit en prenant ses précautions toutefois.
Autour de la notion d'écriture, dont l'oeuvre de Lovecraft semble n'être qu'une gigantesque parabole, l'auteur a utilisé différentes utilisations : des hiéroglyphes, des bibliothèques, etc. Ici Didier Hendrickx rapproche son analyse de la nature ci-devant immortelle des Anciens. Je n'ai pas trop compris le cheminement de sa démonstration, mais nul doute qu'une relecture s'impose.
Lovecraft, outre ses écrits fictionnels, est aussi connu pour son innombrable correspondance -avec d'auteurs auteurs, des éditeurs, des écrivains-. On parle de 100 000 missives, dont une partie seulement a été publiée. L'auteur y parle de ses obsessions, sa façon d'écrire, la catharsis qu'elle revêt, etc. Mais il est à noter qu'un grand nombre de ses histoires sont elles-mêmes des lettres, ou des journaux intimes. Des relations épistolaires où celui qui écrit se trouve bien souvent dans un état de stress extrême, une inquiétude dévorante ou une folie sur le point de le submerger. L'écriture est un acte solitaire, et la solitude du héros lovecraftien est érigée au rang de mythe. Un autre élément est celui de l'apparence physique des interlocuteurs rencontrés par les héros de Lovecraft ; une part de leur hérédité cache une abomination, et rien ne dit qu'un gêne récessif pendant des millénaires ne ressortirait pas un jour. Ainsi certains personnages se retrouvent avec des attributs humains et non humains. Pourquoi cette peur de l'hérédité ? Hendrickx nous ramène à l'histoire personnelle de l'écrivain, dont le père est frappé de paralysie complète alors qu'il a 10 ans. Lui-même connaîtra des ennuis de santé qui l'empêcheront de finir ses études, et l'amèneront à craindre un sort comparable à celui de son géniteur.
Se réfugiant dans ses lectures et de rares fréquentations intellectuelles, Howard acquiert un certain nombre de certitudes, souvent liées à la Nouvelle-Angleterre du XVIIIème siècle, avant l'Indépendance. Un esprit rétrograde, conservateur, voire réactionnaire si l'on veut prendre des raccourcis. Les idées de tolérance, de liberté et d'égalité dégénèrent la civilisation anglo-saxonne. C'est pourquoi on peut le taxer -là encore en schématisant- de sympathie pour les idées fascisantes, bien qu'il n'ait presque pas connu la montée européenne des partis véhiculant des idées. Ses écrits regorgeant de monstres sont en quelque sorte le reflet de son opinion concernant les dernières vagues d'immigration aux Etats-Unis, lorsque des "races inférieures" viennent souiller en grouillant les bas-fonds des grandes villes... Lovecraft clame dans ses lettres son admiration pour le Teuton grand, mince et blond, il a lu Mein Kampf... Oui, cela paraît puant à notre époque (encore que, pas pour tout le monde...), mais à l'époque, ce n'était pas si rare. Par ailleurs Lovecraft lit très tôt Nietzsche et Schopenhauer, et hérite du premier la conviction que l'Homme n'a aucun but, qu'il est perdu face à l'immensité de l'univers et qu'il ne pourra infléchir son destin.
Conscient de l'incomplétude de son étude (quid par exemple de l'absence de personnages féminins dans ses écrits ? de l'origine des noms de ses Anciens ?), Didier Hendrickx s'en va donc rédiger une conclusion provisoire, réitérant les différents points abordés auparavant, mais va un peu plus loin en nuançant certains d'entre eux. L'amour inconditionnel d'Howard pour Providence, sa ville, se teinte d'admiration pour celle de Québec, qu'il visita en 1930. Son adoration pour la civilisation gréco-romaine. Son ethnoculture limite fascisante, qui s'infléchira vers la fin de sa vie, en allant vers plus de paternalisme et de pédagogie. Son rejet initial de tout ce qui concerne la religion, qui se mue en reconnaissance pour ce que celle-ci a apporté en termes d'arts.
Didier Hendrickx s'est donc efforcé, dans son essai, de montrer toute la complexité d'un auteur fondamental, au croisement de nombreuses influences littéraires et philosophiques. Je ne saurais juger de la validité de ses thèses, ne connaissant pas suffisamment le background lovecraftien. Il n'en reste pas moins que cette étude est une première approche abordable, parfois un peu sinueuse, mais recommandable pour celle ou celui qui souhaiterait en savoir plus sur cet auteur extraordinairement méconnu.
Spooky.