La floraison des études consacrées à Tolkien et son œuvre, dont votre serviteur s’efforce modestement de se faire l’écho, aboutit actuellement à une quantité d’ouvrages assez intéressante. Seulement le sérieux et le niveau d’érudition de ceux-ci varie énormément, phénomène fréquent dans la critique littéraire. Et cette quantité amène un autre corollaire, les clichés qui subsistent, et ceux qui sont créés par cette littérature grise. Professeur à l’Ecole Normale supérieure, Isabelle Pantin s’efforce, dans cet ouvrage, de remettre les pendules à l’heure, en revenant le plus possible aux racines de la création tolkienienne. Elle s’applique donc à analyser certains motifs (dans le sens d’éléments de décor, de création, comme dans une tapisserie) qui ont présidé à sa création. Au long de dix chapitres, Isabelle Pantin s’efforce de replacer l’auteur et son œuvre dans leur temps, dans leur entourage. Sont ainsi traités la jeunesse créative de Tolkien, notamment au travers de son appartenance à des clubs d’érudits, mais aussi la place de la mémoire, le regard critique au travers de la réception des oeuvres d’un autre auteur, très proche, Clive Staple Lewis, auteur du cycle de Narnia, composé à peu près à la même époque. La dimension mythologique du Silmarillion, la dimension tragique du Seigneur des Anneaux, ou encore la place de la topographie dans ce dernier sont également passés en revue. Il est vrai que sans ses cartes, le roman du Professeur n’aurait pas la même saveur. L’ensemble est un ouvrage d’une grande érudition, qui confine par moment à un certain hermétisme, et du coup le lecteur un peu en déficit face à certaines notions peut être perdu. Une lecture ardue, touffue, mais j’ai choisi de vous parler en particulier de l’une de ses parties, pour vous éviter des redites ou des relectures compliquées.
Dans son chapitre consacré à la gestion du temps, ou plutôt au voyage dans le temps, Isabelle Pantin évoque deux romans inachevés du Professeur : The Lost Road et The Notion Club Papers. Le premier a été traduit et publié récemment en France ; il s’agit du récit de la perception d’un père et d’un fils, à travers des rêves, d’un même évènement : une vague géante qui s’apprête à engloutir une île. On peut lire cette histoire de deux façons ; d’une part une relecture/témoignage de la vocation philologique (étude des langues) et littéraire de Tolkien, mais aussi une sorte d’exercice/défi qu’il s’était lancé avec son ami CS Lewis sur le voyage dans le temps (alors que Lewis, lui, s’essayait au voyage dans l’espace). A noter que cet évènement, la submersion d’une île, sera en quelque sorte le point de départ de la création d’Arda du point de vue littéraire, le raz-de-marée recouvrant Nùmenor étant le premier évènement, ou peu s’en faut, qui sera écrit dans cet univers. The Notion Paper Club est, lui, toujours indisponible en français ; gageons qu’un jour Christian Bourgois et Vincent Ferré lanceront le processus, car cette œuvre, racontant les discussions d’un groupe d’érudit, semble directement inspiré des réunions et travaux des Inklings, ce club oxfordien auquel Lewis et Tolkien appartenaient alors qu’ils étaient étudiants puis jeunes enseignants, mais aussi des réflexions de Tolkien sur son processus créatif.
Dans Le Seigneur des Anneaux ce thème du voyage dans le temps est peu exploité, présent uniquement dans une scène notable, celle de Cerin Amroth, lorsque la Communauté se repose en Lorien et que Frodo assiste, de façon partielle, au mariage d’Aragorn et Arwen. Mais il ne comprend pas ce qu’il se passe, ressortant de l’expérience avec un sentiment de malaise, et celui d’avoir assisté à une scène depuis une fenêtre sans pouvoir influer sur celle-ci. Ce motif du voyage dans le temps –par ces procédés « classiques »- est donc malheureusement raté, ou du moins tué dans l’œuf, comme le souligne l’auteure. Tolkien utilise donc une autre technique, une technique plus intuitive, plus naturelle chez lui, celle de la musique. Bien sûr, il n’a pas composé une symphonie pour accompagner son récit, mais cette musicalité s’exprime dans les sons, en particulier les noms de personnages et de lieux. L’un des plus beaux exemples est le passage de la Moria, une merveille d’ambiance qui peut rappeler les meilleurs moments de morceaux comme Pierre et le Loup ou La Flûte enchantée (ces exemples provenant de ma propre culture). La musicalité des noms, les chants entonnés par les personnages (dont Sam, sorte d’archétype des valeurs anciennes) convoque des évènements passés. Une autre musicalité, moins évidente, est l’utilisation des leitmotive wagnériens : par la répétition de certains éléments (sur les attitudes des personnages, des scènes de veille de nuit, etc.), mais aussi leurs variations (concernant Aragorn et Gandalf, par exemple, dont la vraie nature est « cachée » au début du récit). Tolkien place son récit sur un plan mythique, l’éloignant à dessein du simple récit d’aventure.
On trouve en fin d’ouvrage des bonus et des appendices très intéressants, comme un résumé du Silmarillion, que personnellement je n’ai pas réussi à lire malgré deux tentatives, ou encore l’histoire de deux œuvres ayant fortement inspiré Tolkien, La Völsunga Saga et l’histoire de Kullervo (présente dans le Kalevala). Les nombreux éléments présents dans l’étude renvoient à de multiples notes (une trentaine de pages !). La bibliographie – impressionnante- présente à la fin témoigne d’une érudition de tout premier plan, mais aussi de la littérature (essentiellement en anglais) grise autour de l’œuvre de Tolkien. L’immense majorité n’a pas encore été traduite en français, ce qui nous promet encore de riches heures de lecture…
Tolkien et ses légendes est donc un essai magistral dans son ensemble, peut-être le plus complet à l’heure actuelle (il est en effet soti en septembre 2009) mais qui n’échappe pas non plus au trait qu’il fustige en premier lieu, à savoir une dispersion sur le plan des thèmes. Et puis, il faut aussi laisser une part de mystère à la création artistique, ne pensez-vous pas ?
Spooky