Shirley Jackson, autrice américaine décédée en 1965 à 48 ans, est considérée comme une autrice majeure de son pays, d'autant plus dans le genre fantastique, où elle a signé La Maison hantée (considérée comme un chef-d'oeuvre absolu par Stephen King) et la nouvelle La Loterie, entre autres. Mais ce n'est ni de l'un ni de l'autre dont je vais vous parler aujourd'hui, mais plutôt d'un roman un brin inclassable, considéré comme un classique du thriller.
We Have Always Lived in the Castle est sorti en 1962, et traduit en français sous le titre Nous avons toujours habité le château, en 1971. En 2012 une retraduction intégrale chez Payot Rivages le transforme en Nous avons toujours vécu au château, un brin plus respectueux de la lettre et de l'esprit de l'oeuvre originale. Mais passons sur ces considérations, et suivons cette jeune Mary Katherine Blackwood, 18 ans, membre de la famille du même nom qui habite un manoir au coeur de la forêt pas très loin du village, qui part faire ses courses hebdomadaires. Sous l'oeil stupéfait, voire méprisant de la quasi-totalité de la population du village, elle se rend à l'épicerie, se fait servir en priorité puis repart directement à la demeure Blackwood, faisant semblant de ne pas entendre les murmures sur son passage. Une fois arrivée, et après s'être assurée que personne ne l'a suivie et ne la guette aux alentours, elle ferme soigneusement le portail et se rend auprès de sa soeur Constance, de 10 ans son aînée, qui prépare le déjeuner de leur vieil oncle Julian, malade et impotent, qui finit de prendre des notes sur l'évènement qui a décimé leur famille six ans auparavant. Soucieuse de conjurer le mauvais sort, d'éloigner les intrus et les ennuis, "Merricat", comme la surnomme sa soeur, passe l'après-midi dans le grand jardin attenant au château, vérifiant que les trésors qu'elle a enfouis ou cloués un peu partout sont encore là.
Toute la vie des trois survivants, depuis l'évènement, est réglée par ces rituels qui dénotent une raison quelque peu défaillante, même si Constance, qui semble avoir joué un rôle central dans cet évènement, est de loin la plus sensée des trois. Et pourtant on comprend qu'il y a beaucoup d'amour dans ce trio, un amour peut-être renforcé par ce drame. Cela donne des conversations sans queue ni tête, à la fois dramatiques, inquiétants et... drôles par moments tant elles peuvent être absurdes. Cette vie bien réglée va se retrouver bousculée par l'arrivée impromptue d'un membre de la famille, dont les intentions n'apparaîtront qu'à la personne visiblement la plus dérangée du trio, et cela va amener un autre drame, d'une violence choquante, qui va obliger les survivants de la famille à se barricader (métaphoriquement et non métaphoriquement) encore plus, jusqu'à l'absurdité extrême.
C'est une lecture exigeante, très prenante, et il faut savoir lire entre les lignes pour comprendre certaines choses, mais pas toutes, certains éléments resteront à jamais un mystère... Mais c'est assurément une oeuvre maîtresse, à la lisière floue du conte de fées, du roman social et du thriller. Troublant, acide, déroutant, oppressant, étrange. A découvrir, assurément.
Spooky