Alex Nikolavitch, scénariste de bandes dessinées et traducteur, a décidé un beau jour d'aller au-delà de son train-train habituel, et de nous offrir un certain nombre de réflexions sur la stature de mythes qu'ont parfois atteint les super-héros des bandes dessinées américaines.
Dans un premier temps il s'attache à indiquer quels sont les principaux mythes présents chez les super-héros, induisant un certain nombre de structures récurrentes (ou pas).
L’auteur passe en revue la plupart des super-héros notables, en commençant par le premier d’entre eux, Superman, créé dans les années 1930. Celui-ci est d’ailleurs pris dans son symbolisme primaire, celui des origines. Dès l’apparition de Superman, le super-héros a reçu une codification vestimentaire, avec la cape et le slip par-dessus le pantalon ou le collant. Batman, son petit frère chez DC, est lui aussi examiné, car le caped crusader a construit sa propre mythologie, avec son côté ténébreux, sa batcave, sa batmobile… On passe du côté Marvel, avec Captain Marvel, lui aussi symbolique de la question des origines, mais aussi de la double personnalité : celle du super-héros, et celle du civil (dont Superman et son alter ego Clark Kent sont aussi typiques).
Nikolavitch passe ensuite à une question essentielle, celle de la constitution de groupes de super-héros. Chez DC, la Justice League of America rassemble Superman, Batman, Wonder Woman et quelques autres ; chez Marvel, ce sont les Avengers qui font régner l’ordre, juste avant l’apparition des X-Men. Il est à noter que ces Vengeurs (en VF dans le texte) connaîtront de nombreuses divisions géographiques ou par tranches d’âge... La constitution de ces groupes a parfois permis de relancer tel personnage en perte de vitesse, ou de donner de l’importance à tel autre, au sein du groupe. Parfois les groupes sont disparates, parfois leur complémentarité est parfaite, comme chez les X-Men. Nikolavitch insiste sur le fait que les deux premiers groupes (JLA et Avengers) sont composés de membres qui ont leurs équivalents dans la maison d’en face, comme quoi, les bonnes idées des uns…
L’auteur passe ensuite à un essai de terminologie du « méchant » typique des comics de super-héros : le double inversé, le fou, le voyou, le fripon, le dévoyé, le planificateur, le nazi et la menace cosmique. Toutes les figures négatives relèvent de l’une ou de l’autre de ces classifications. Pour relancer un personnage ou y mettre fin, il existe plusieurs types d’évènements : la fin du monde ou le chamboulement d’univers, qui permet de remettre à zéro (de façon plus ou moins réussie) telle ou telle franchise, voire plusieurs à la fois ; la mort du héros, qui parfois n’est que… provisoire.
Nikolavitch propose ensuite de nous emmener sur les traces de papier de deux auteurs majeurs, Jack Kirby et Steve Ditko. Le premier se distingue par des personnages à dimensions cosmogonique, l'autre par des héros qui sont plus aux prises avec le quotidien ; bien sûr je schématise, mais l'essayiste fait nettement cette distinction. Pour ceux qui ne les connaîtraient pas, Kirby est le co-créateur chez Marvel de Les Quatre Fantastiques, L’Incroyable Hulk, le puissant Thor, Les Vengeurs, Les X-Men ; lorsqu'il passe chez DC, il lance sa propre série, Le Quatrième Monde. Ditko, quant à lui, est à l'origine de The Amazing Spider-Man et des aventures du Docteur Strange. Pourquoi co-créateurs ? Eh bien parce que le scénario est souvent crédité au nom de Stan Lee, sorte de potentat chez Marvel dans les années 1950 à 1980, dont la mésentente avec ses dessinateurs est quasiment devenue légendaire. Mais curieusement, Nikolavitch évite de le citer, n'hésitant pas d'ailleurs à l'égratigner au passage...
Lee semblait n’être là que pour « mettre en musique » les personnages créés par les autres, confinant parfois (et là j’édulcore à peine les propos de Nikolavitch) certains à des soap opera indigestes ou insipides.
L'auteur traite ensuite de deux personnages ayant échappé à leurs créateurs, et qui sont devenus par la suite des mythes : d’abord le Surfer d’Argent, personnage évolutif, d’abord au service d’un ogre cosmique puis condamné à errer sur Terre et ruminer ses angoisses. Ensuite Adam Warlock, alias Him (Lui), personnage génétiquement créé par des scientifiques (fous, forcément), qui aspire à la pureté immatérielle mais connaîtra certains émois avec Sif, la fiancée divine de Thor. Deux autres personnages, ou plutôt des entités sont également passés en revue : The Question ou Mr A. Starman, héros symbolique de DC, est lui aussi passé au scanner.
Délaissant les personnages, Nikolavitch s’attache à nouveau aux auteurs. Dans les années 80, une nouvelle génération, venue de Grande-Bretagne, va redonner un second souffle à certaines séries, ou en créer d’autres qui vont marquer le genre. Dans la foulée d’Alan Moore, qui va remodeler durablement Swamp Thing chez DC puis lancer –entre autres- Watchmen, sorte de comics de super-héros ultime, des gens comme Neil Gaiman (qui s’appropriera totalement The Sandman). Par la suite, lassés de la politique des firmes basée sur le fait qu’un personnage appartient à celle-ci et non à son créateur, divers auteurs vont tenter de s’en affranchir et créer leur propre structure, Image Comics, avec plus ou moins de bonheur, puisque certains reviendront dans le giron de DC ou Marvel au bout de quelques années. Il en résulte quelques titres notables, comme Spawn, Savage Dragon ou encore Witchblade.
Parmi les auteurs britanniques ayant révolutionné l’industrie américaine des comics, Warren Ellis tient une place à part, puisque sur les cendres d’un premier groupe de super-héros appelé Stormwatch, il va créer The Authority, avec des personnages très emblématiques. Tout cela chez Wildstorm, filiale d’Image ensuite rachetée par DC.
En conclusion, Alex Nikolavitch tire un rapide bilan de 70 ans (ou presque) de super-héros, indiquant les tendances de chaque époque, du héros solaire et solitaire jusqu’aux cross-overs et aux « crises », qu’elles soient narratives ou économiques, mais aussi la capacité des comics à s’accrocher à l’actualité (guerre du Vietnam, 11 septembre…).
En guise de bibliographie l’auteur indique dans quelles mesures on peut lire les différents titres cités, l’état des éditions en français. Avec l’édition de qualité du catalogue DC actuellement réalisée par Urban Comics (branche du groupe Dargaud-Dupuis-Le Lombard), cette bibliographie aurait besoin d’être en partie révisée, mais sans doute pas avant quelques années. Pour une approche plus systémique, Nikolavitch cite un ouvrage de Jean-Paul Jennequin sur les comics, ainsi qu’un autre sur les mythes.
Une chronologie pleine d’humour, qui commence avec l’extinction des dinosaures et se termine avec les Ultimates de Millar et Hitch, clôture l’ouvrage. Un ouvrage qui est le fait d’un érudit dont la connaissance du sujet est proche de l’exhaustivité, mais qui laisse tout de même quelques frustrations. D’abord l’impression que l’auteur est un peu passé à côté de son sujet. Certes, il évoque, mais très rapidement, les mythes anciens qui ont permis la création et certaines évolutions de super-héros. Mais il s’attache surtout à décortiquer les mythes qu’ont créé les super-héros. C’est intéressant, mais à mon sens, incomplet. Et puis, au fil des pages, une interrogation s’est fait jour en moi : aucun mot, ou presque, sur Spider-Man, LE super-héros, secoué par tant d’angoisses, de mystères, et qui regroupe presque tous les items que l’auteur a évoqué dans son ouvrage. Est-ce parce que Stan Lee y a imprimé nettement sa marque et que Nikolavitch n’aime visiblement pas The Man ? Forcément, le Tisseur nécessiterait à lui seul un ouvrage, mais de là à l’occulter quasi entièrement, il y a un pas que je ne m’explique pas.
Autre frustration : aucune attache temporelle n’est donné, ou quasiment. J’aurais aimé savoir quand tel groupe de super-héros a été constitué, quand telle tendance narrative est apparue… La chronologie conclusive ne permet pas de combler ce manque, et se référer à Wikipedia ou les ouvrages encyclopédiques sur tel ou tel univers peut aussi s’avérer fastidieux.
Bref une lecture qui, si elle s’est avérée globalement intéressante (j’ai ainsi découvert quelques personnages dont je n’avais jamais entendu parler), n’en est pas moins un peu frustrante sur la question de la structure.
Spooky