Bob Leman est un écrivain américain (1922-2006) qui n'a à son actif qu'une quinzaine de nouvelles passées à la postérité, et qui n'a eu l'honneur d'une traduction sous nos cieux qu'il y a une vingtaine d'années, dans la revue Fiction. Sous l'impulsion d'auteurs gravitant autour des librairies de genre Charybde et Scylla (sises à Paris), un processus de retraduction et de publication, financée par un crowdfunding, ont permis aux Editions Scylla de ressortir un recueil de la moitié de ces nouvelles (dont deux inédites en français), sous le titre générique de Bienvenue à Sturkeyville, car elle s'y passent toutes.
Et je dois avouer que la lecture fut plutôt profitable. Bob Leman est un écrivain qui émarge dans le fantastique, le bizarre, si l'on peut qualifier l'atmosphère dans laquelle baignent ces nouvelles : mutations lentes, vampires inattendus, créatures aquatiques, demeures manipulatrices, voyageurs intemporels, en 6 nouvelles de 15 à 50 pages il brasse plusieurs thèmes classiques. Et de belle manière, la plupart du temps. Sans atteindre la maîtrise de l'exercice de Stephen King, il se montre assez efficace, avec une langue riche et sensuelle parfois. Sans verser dans les excès à la Lovecraft, dont il fut presque contemporain, il constitue une belle découverte. Dommage que son oeuvre fût si ténue...
Luke Rhinehart, psychiatre de son état, a une vie morne et bien réglée entre sa femme ennuyeuse, ses enfants insupportables et ses patients qu'il écoute sans jamais les bousculer. Puis un soir, après une soirée poker avec ses collègues, lui prend l'envie d'aller violer la femme de l'un d'entre eux. Il décide de jouer la chose aux dés, et ceux-ci sont favorables. Il décide alors de jouer l'étape suivante avec ces mêmes dés. Et ainsi de suite. Jusqu'à s'effacer totalement derrière l'Homme-Dé, devenir quelqu'un d'autre en permanence, tente d'embrigader ses collègues, ses patients aux bienfaits des dés...
Mais au bout de quelques mois de vie-dé, Rhinehart déraille : son comportement erratique le fait expulser de l'association des psychiatres, sa femme est prête à divorcer, il est au bord du meurtre... Pourtant il a le temps de trouver des disciples, et même d'ouvrir des sortes de centres-dé. D'exposer longuement sa théorie, qui vise à déconstruire la personnalité, à rendre tout un(e) chacun(e) malléable, adaptable, lui faire jouer des dizaines de personnalités différentes, pour lui permettre de ne pas être aliéné par la société folle qui nous entoure.
Le roman, qui date de 1971, est en fait semi-autobiographique, puisque l'auteur, de son vrai nom George Cockcroft, psychiatre de son état, semble avoir expérimenté une partie de ce qu'il raconte dans le livre. ce sont les dés qui me l'ont dit. Une période de révolution sociologique, de liberté sexuelle. L'auteur use et abuse des scènes de sexe, explicites, voire trash par moments. Si sur le papier, l'idée de base est intéressante (pour ne pas dire séduisante), le roman montre bien à quelles extrémités une telle philosophie peut mener. L'histoire se présente sous forme de récits classiques des aventures de l'Homme-Dé, entrecoupé d'extraits de correspondance avec ses disciples, ou encore des comptes-rendus d'audiences de police. J'ai trouvé assez tordue la scène où Rhinehart se fait interroger par un flic, faisant ses aveux, ou plutôt indiquant que ceux-ci lui avaient été dictés par les dés, sans toutefois préciser s'il s'agissait de la vérité. Un positionnement bien sûr dicté par les Dés...
Considéré comme subversif, l'Homme-dé a été longtemps censuré dans un certain nombre de pays. En France ce sont les Editions Aux Forges de Vulcain qui ont décidé de le rééditer (après les Editions de l'Olivier en 1995), et de publier ce roman très particulier, considéré par certains comme un chef-d'oeuvre de la littérature du XXème siècle. Pour ma part, sans être particulièrement fan de l'ensemble, je l'ai trouvé intéressant, comprenant qu'il ait pu sembler "révolutionnaire" à une certaine époque. Une curiosité satisfaite par une lecture qui fut longue et un peu difficile par moments, essentiellement par manque de temps. Mais c'est un ouvrage à connaître, assurément.