L’appel fut entendu.
Dans un immense champ de blé enflammé par une lumière crépusculaire, des aiguilles de pierre frémissaient d’excitation, caressées par un tiède vent d’automne. Leurs ombres déchiquetées s’étiraient paresseusement au milieu des jeunes tiges. Seuls quelques criquets lançaient leurs frottements aigus à la rencontre des lucioles qui erraient ça et là avant de disparaître progressivement. Erigées en des temps immémoriaux et obscurs, certaines de ces pierres étaient gravées de runes arctiques et oubliées. Le soleil blafard achevait de se diluer dans la mer d’encre au loin. Le ciel, décliné du rouge flamboyant au noir glacial, semblait protester encore par une fine bande outremer et indigo qui se fondit bientôt dans l’ombre expansionniste. Les seules lumières subsistantes étaient celles de la lune et des étoiles se mirant dans l’écume furieuse et les aiguilles de pierres. Celles-ci désignaient désormais un ciel ténébreux où scintillait la Voie Lactée dans sa totalité. Soudain surgit une nouvelle lumière là où l’instant précédent sommeillait le néant. La palpitation de ses consœurs sembla s’intensifier lorsque la nouvelle venue accrut son rayonnement, qui s’accompagnait d’un frottement muet. Puis le ciel bascula vers le cadran perrin. Il y eut un grand éclair blanc, révélant le monde qui se drapait dans le voile pudique de la nuit, malgré l’absence totale de nuages. L’atmosphère diffusa une forte odeur d’ozone et de métal chaud. L’étoile se posa dans la foulée de l’éclair au centre de l’assemblée monolithique. Dans le prolongement des rayons ténus projetés par l’étoile, les menhirs semblaient se trémousser de plaisir (ou de peur ?). L’herbe brûlée dégageait une forte vapeur entre les pieds de l’intrus céleste. Un chuintement étouffé se fit entendre, s’amplifia et des arcs électriques pluricolores jaillirent de l’ouverture par laquelle filtrait une lumière aveuglante qui semblait figer l’herbe haute et la pierre dans une blancheur gelée. Emergeant comme d’un rêve de la brume parcourue de parasites multicolores qui régnaient à l’intérieur de l’engin, une créature frêle se dirigea avec maladresse vers l’ouverture, appuyant ses crochets sur la rambarde luisante plongeant vers le sol. Risquant sa tête glabre au dehors, elle tourna la tête de tous côtés. Visiblement satisfaite, elle poussa un petit râle suivi de sons gutturaux : répondant à son signal, plusieurs de ses congénères s’extirpèrent avec peine du vaisseau.
Posant des pieds mal assurés sur l’herbe grillée par les réacteurs (à présent silencieux ), ils se déployèrent tout en discourant vivement dans le champ enluneillé. Chaque créature se rapprochait d’un menhir et y appliqua ses crochets comme s’il voulait l’arracher à la pesanteur de la terre. Une mélopée gutturale et mélancolique s’échappa d’entre leurs crocs et s’éleva vers les immensités glacées. L’air semblait de plus en plus épais tandis que quelques lucioles volaient ça et là, sans but précis. Les chanteurs accentuèrent leur cantilène et soudain la scène fut éclairée plus fort qu’en pleine journée. Sans cesser de murmurer, ils se tournèrent vers le centre du cercle. Une lumière phosphorescente enflammait le vaisseau et s’élevait en une colonne tremblotante dont le faîte était invisible dans le ciel constellé, tel un totem vivant cherchant à rejoindre le dieu auquel il était dédié. Des étoiles se mirent alors à bouger et à entamer un étrange ballet. Une constellation spiralée se forma dans l’espace et grossit tout en s’approchant de la planète. La chanson s’était changée en acclamations joyeuses et triomphales, et les créatures élevaient leurs membres vers la formation céleste plus proche d’instant en instant. Soudain les runes gravées dans l’âme des pierres se mirent à scintiller et à chanter une mélodie sirupeuse s’harmonisant avec le gémissement croissant des énormes réacteurs. La scène vit son éclairage augmenter jusqu’à être comparable à celui du milieu de jour d’été : les menhirs et leurs amants trans-spaciaux n’avaient pas d’ombre. Le monde, pour un observateur placé au milieu de la scène, aurait paru figé dans une blancheur ruisselante uniforme durant quelques secondes interminables. Puis tout redevint soudain silencieux et ténébreux. De grandes portes grinçantes s’ouvrirent lourdement dans la nuit et les gueules lumineuses vomirent des hordes éructantes et impatientes sur l’herbe carbonisée. Une multitude grouillante remplissait à présent les espaces entre les vaisseaux cliquetants commençant à refroidir. La mer, dont le murmure avait été éclipsé par le débarquement céleste, rappelait à tous sa présence en redoublant de fureur contre les brisants luisants dans une indicible suite d’explosions liquides. Mais les envahisseurs n’y prêtaient pas le moindre intérêt, car la grande étendue liquide serait bientôt à leur merci, tout comme le reste de la planète.
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Un coup sourd réveilla le renard. A la fin de l’automne, il s’était lové au fond de ce terrier afin de passer l’hiver à l’abri. Ses Fonctions s’étaient ralenties dans l’exiguïté paisible et sombre pendant quelques jours. Le bruit à présent ressemblait à un cliquetis métallique ponctuant un ronronnement lugubre. La terre vibrait en écho, ce qui fit trembler le renard qui laisser échapper quelques petits gémissements terrifiés. L’étrange et inquiétante rumeur se prolongea durant plusieurs heures, écrasant tous les petits bruits du bois. Bien longtemps après que les derniers échos se furent atténués au loin, le renard se décida timidement à se diriger vers la sortie de son antre. La lumière blafarde qui pénétrait dans le tunnel humide exhalait un arôme chaud de métal, enivrant pour le petit prédateur car apparenté à celui du sang. Lorsqu’il émergea à l’air libre, la senteur se fit plus forte, obligeant le renard à rentrer précipitamment dans son trou, sous la menace d’un évanouissement dû à l’asphyxie. Il avait cependant eu le temps de jeter un bref regard circulaire sur ce qui aurait dû être un sous-bois ombragé et moussu. Ce n’était devenu qu’un champ désolé, jonché de troncs écorchés et pourris. Une étrange vapeur gris-vert survolait érotiquement le lieu.
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Pour un observateur céleste, le globe habituellement bleu et brun était en train de subir une dégénérescence irréversible. De longs sillons argentés, crus et flous, ravageaient les étendues terrestres, laissant d’immenses balafres de plus en plus rapprochées, baignant dans une glauque gangue gazeuse, substitut de l’ancienne atmosphère translucide. Sous l’effet de la chaleur extrême, les mers et océans fondirent instantanément, donnant à la planète bleue un visage peu engageant, aussi ridée, pustuleuse et crevassée que sa compagne-rejeton qui lui tourne autour depuis des temps plus anciens que la vie elle-même. Au bout d’un temps qui n’avait plus d’importance pour ce qui fut les habitants de la planète, des traits lumineux jaillirent de sa surface tel un fugace feu follet d’artifice pour rapidement s’évanouir dans les abysses sidéraux. Puis le silence redevint universel.
Peu à peu la brume verdâtre se dilua dans l’ozone, modifiant les proportions de ses différents éléments gazeux propices aux premiers frémissements. Une poussière d’étoile se désolidarisa de ses consœurs flottantes pour errer de-ci de-là à la recherche de son évolution, frissonnant au contact de l’air de plus en plus froid et humide. Les nuages se crevèrent sous l’impulsion d’éclairs orangés résultant du frottement des petites particules grouillant dans les hautes couches du ciel. Les creux assoiffés de la croûte martyre connurent à nouveau l’ivresse ascendante de contenir de l’eau, dispensatrice de beaucoup de bienfaits. La petite poussière, plaquée par les gouttes, tomba dans une nouvelle mer qui recouvrait presque toute la surface du globe. A très faible profondeur, réchauffée par la caresse lainée du soleil filtrant, la poussière grossit un peu, acquit un cerveau minuscule prolongé par les antennes cristallines lui permettant de ressentir ce qui l’entourait. Un temps plus tard, elle ressentit le besoin de se déplacer dans l’élément liquide et des petites membranes dentelées apparurent sur ses flancs, de chaque côté d’une cavité buccale lui permettant d’avaler les autres poussières en suspension, sa seule nourriture. Bientôt poussèrent des globes oculaires et lorsqu’elle émergeait sa tête difforme de l’eau, la poussière contemplait les limites solides de son domaine, parsemées de petites plantes vertes (tout comme le fond de l’eau). Un moment elle voulut en voir plus et s’approcha du rivage, aidée par le ressac. Ne pouvant se hisser sur le sable où elle se serait embourbée sans le retour régulier de l’océan, elle se mit à longer la plage sans relâche, s’appuyant sur ses faibles nageoires ; celles-ci se raffermirent bientôt et lui permirent d’évoluer sur le sol. Elle se nourrit des plantes que son olfactif appendice lui permit de sélectionner, grimpa sur celles-ci, car certaines s’élevaient vers les cieux, portant des fruits juteux et vénéneux. Du sommet de l’un des arbres, la poussière d’étoile contempla ses semblables qui avaient accompli le même chemin mais avaient bifurqué du point de vue morphologique. Certains se servaient d’outils pour fabriquer des armes, d’autres parquaient des animaux divers, d’autres encore tentaient d’établir un langage commun et cohérent afin de vénérer les dieux.
Un jour, ceux qui s’appelaient des hommes essayèrent une nouvelle arme. Elle se manifesta par un énorme champignon de poussière en même temps qu’une éblouissante lumière embrasait les cieux. Le poison se dispersa dans l’atmosphère, vouant toute vie à une mort inéluctable. Des relais sophistiqués disséminés aux points sensibles enregistrèrent l’événement et toutes ses conséquences ; ayant acquis une somme suffisante d’informations, ils envoyèrent un signal dans les solitudes éthérées, en direction d’une lointaine civilisation évoluée. La réception du signal entraîna une grande effervescence dans la cité stellaire. Un premier vaisseau de reconnaissance est envoyé vers l’origine de l’appel, en attendant l’organisation de l’expédition d’invasion, beaucoup plus massive. Les réacteurs rugirent pour arracher les superstructures métalliques au sol spongieux. Le but du voyage étant très éloigné, l’ordinateur de bord passa en pilotage automatique et l’équipage se glissa dans des alvéoles frémissantes pour un sommeil artificiel et prolongé. Dans des solitudes glacées, le vaisseau glissait silencieusement car il n’y avait aucune créatures pour l’entendre et le son ne se propage pas dans l’éther ; il se dirigeait lentement et sûrement vers la petite planète qui avait commis la faute fatale d’utiliser la faute fatale d’utiliser l’arme ultime. Par rédemption, le peuple des étoiles portait en même temps l’absolution et l’anéantissement, afin d’éliminer un éventuel futur rival dans la conquête de l’espace. Le destin arriva au-dessus de la petite planète cent révolution après l’expérience fatale, choisissant un point plongé dans l’obscurité de la nuit pour épouser sa surface, tandis que la force d’invasion arrivait à son tour.
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A présent que le moment est venu, je porte la dernière main à ce témoignage. Je m’appelle Faulkner et je suis élémentaliste, ce qui signifie que mon champ d’étude englobe les pierres, les plantes et les arbres. C’est ainsi que j’ai pu, grâce à l’avancement technologique, découvrir l’histoire de la Terre inscrite dans les gènes de la nature. La vie est ici un éternel recommencement : du néant surgit une poussière, la vie se développe lentement jusqu’à parvenir au stade humain. La bombe atomique est expérimentée, ce qui signifie pour nos envahisseurs d’outre-espace que nous devenons dangereux. Alertés par un signal déposé lors des précédentes invasions, ils organisent une expédition destructrice. Ils maintiennent ainsi leur suprématie cosmique et je tremble en me demandant si d’autres mondes subissent le même châtiment. Je sais que mon destin est de disparaître, comme toute vie à la surface de cette planète. Mon intention n’est pas de devenir immortel, mais plutôt de laisser un souvenir, un témoignage de ce qui s’est passé et se passera encore. Je confie ce message à une petite capsule qui va partir graviter autour de la terre. Peut-être pour des millénaires. Mais j’espère que celui, qui le trouvera prendra conscience de la cruauté de ce peuple dont j’ignore jusqu’au nom (si tant est qu’il se donne un nom) et mettra tout en œuvre pour enrayer la purification cosmique dont il est l’auteur. Je vais lancer la capsule d’ici quelques minutes, car je commence à voir bouger les étoiles au-dessus de ma tête. Ici camouflé sous un abri rudimentaire près d’un cromlech d’un champ du Pays de Galles, j’attends l’arrivée de la nef de reconnaissance, pour contempler ces destructeurs avant de mourir.