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Dans le cadre d'un projet dont je vous parle bientôt, j'ai été amené à rencontrer Daniel Njo Lobé, acteur français qui touche à tout : cinéma, télévision, théâtre, doublage... L'occasion de discuter de son métier si particulier.
Le doublage de Geralt de Riv, dans les jeux the Witcher, constitue-t-il un tournant dans votre carrière de doublage ?
Oui et non. D'abord les gens ont mis du temps à comprendre que c’était moi, ma voix étant vraiment différente dans le jeu. C’est très particulier, parce que c’est mon premier -et mon unique- premier rôle dans le jeu video. Je le dis sans agressivité, sans rancœur, c’est surtout des seconds rôles qu’on me propose. J’ai tout de même, parfois, pris un peu cher quand certains se sont rendus compte que le personnage de Geralt n’était pas doublé par un Blanc. C’était violent, on a envoyé quelques messages à des blogs pour les prévenir que s’ils laissaient certaines remarques, ils seraient poursuivis en justice. Tout a été effacé depuis. Mais à l’inverse, et c’est le plus important, beaucoup de gens m’ont défendu par rapport à toutes ces attaques. Je n’ai aucun problème si on m’explique qu’on n’aime pas ma voix, mon jeu. Mais dire que c’est n’importe quoi de prendre un Noir pour doubler Geralt de Riv, je ne peux l’accepter. Le point positif que je retire de tout ça c’est qu’énormément de gens se sont intéressés à mon travail.
C’est fou quand même qu’il y ait encore ce genre de remarques… Je pense par exemple à Omar Sy, pour la série Lupin…
Oui, tu ne peux pas l’empêcher, malheureusement. J’avais fait la version française de La Belle et la Bête, et il y avait un acteur espagnol, Eduardo Noriega, dans la version française de La Belle et la Bête avec Vincent Cassel, et dû faire enlever des insultes racistes sur des blogs… Ce sont des gens derrière leur écran, qui ne se rendaient pas compte, jusqu’à récemment, qu’il y a un impact à la suite de leurs insultes virtuelles.
Quels sont les jalons de votre carrière de doubleur ?
Entre autres, la série Luther, dans laquelle je double Idris Elba, m’a beaucoup aidé, pareil pour the Witcher donc. Ce sont de tels projets qui font progresser parce qu'on doit tenir sur la longueur ; il faut avoir plus de densité, y laisse un tout petit peu de son ADN pour que ce soit réussi. Parfois les textes sont un petit peu trop écrits et pas assez parlés, mais c'est intéressant de trouver la marge de manoeuvre.Sur The Witcher, il avait des moments de colère, qui n’étaient pas tout à fait comme mes moments de colère, mais un peu quand même. Et puis c’est sympa quand sur des tournages, on vous dit « je connais votre voix, mais je ne sais plus d’où… », et qu’après que vous ayiez dit ce que vous avez fait, la personne vous dis « ah ouais, mais c’est super, j’adore ! » (rires) Bon, c’est sympa en ce moment, parce que The Witcher ce sont des jeux video des années 2010, mais en 2030 plus personne n’y jouera (rires).
Ce n’est pas trop dur le métier d’acteur en ce moment ?
Je ne me plains pas du tout, parce que contrairement à plein de copains et de copines, j’ai plein de boulot. Je viens de tourner une série pour France 2, qui s’appelle Le Code, où je joue le premier rôle. C’est une série judiciaire (avec des avocats), en 6 épisodes de 52 minutes, qui va être diffusée fin septembre, a priori. C'est une période difficile pour les acteurs et les actrices, donc je m'estime vraiment chanceux. Outre la série de France 2, je joue prochainement dans une pièce de théâtre d’Alexis Michalik, intitulée Le Porteur d’histoires, je viens de faire un épisode de Cassandre (France 3), je joue un médecin dans le prochain film d’Alexis Michalik, Une histoire d’amour, la série la Faute à Rousseau qui reprend, j’ai aussi énormément de doublages… Maintenant, il faudrait que je prenne mon courage à deux mains, et que j’aille à Londres, quand la situation sanitaire le permettra, pour donner un nouvel élan à ma carrière. Ce n’est pas que je n’aime pas la France, mais avec ma taille (1,90 m), la voix que j’ai, je suis un peu cantonné aux mêmes rôles. Quand tu es grand, à l’écran, on ne connaît pas ta taille. Tu prends l’écran. Certains acteurs ne veulent pas tourner avec moi pour cette raison. Et ce n’est pas une question d’ego mal placé. Les places sont chères, et il vaut mieux éviter ce genre de situation. J’ai envie d’aller dans des univers où mon physique ne sera pas un problème, où ça ne détonnera pas. Là j’ai l’opportunité d’aller vers l’international, de passer des castings ailleurs, ce n’était pas possible auparavant, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le métier. Pour faire ça, il faut être prêt à ne pas bosser pendant un mois, deux mois, trois mois, avoir de l’argent de côté, pouvoir payer les hôtels, les restaurants, et vivre entretemps. Pour vous lancer, il faut parfois emprunter de l’argent, et faire de la stratégie pendant six mois. Quand on est en stage intensif d’acteur pendant deux ou trois mois, il n'y a aucune rentrée d'argent. Il faudrait pouvoir faire ça quand on débute dans le métier, viser haut très vite, mais aussi rester cohérent. Viser très haut, ça ne veut pas forcément dire vouloir faire des Marvel, parce que c’est violent, abrutissant… Il faut rester en accord avec sa sensibilité artistique. Le problème en France c'est que si vous jouez un rôle on va vous le proposer plusieurs fois. J’ai joué un avocat en 2005, puis un deuxième, un troisième, un quatrième (et je suis particulièrement heureux du dernier)… J’ai joué un infirmier gay dans une série pendant quatre saisons, et pendant quelques années on m’a proposé beaucoup de rôles d’homo.
A quoi attribuez-vous ce fait d’être mis dans des cases, en quelque sorte ?
On est dans un marché français où les gens ont tellement besoin d’être rassurés… Ils ne prennent pas de risques, ils veulent que ça marche tout de suite… Mais pour être dans cette tendance, il faut avoir entre 25 et 35 ans, et je n’ai plus l’âge. Je ne renie pas ces "cases", elles m'ont souvent permis d'avancer. Mais si l’on veut passer à un autre stade et continuer à bosser, il faut créer ses propres projets, écrire, produire…
Et pourquoi ne pas aller directement aux Etats-Unis ?
Je ne suis pas très fan de ce pays. Dès que vous sortez de New York, San Francisco ou Los Angeles, vous êtes confronté à des choses très dures du point de vue culturel. Et au niveau du jeu d'acteur, beaucoup s'enferment dans des codes de jeu un peu caricaturaux qui leur enlèvent de la vérité. Nous on trouve ça génial, parce que ce sont des Américains. Et on peut dire ce qu'on veut mais on ne connaît pas si bien que ça cette culture et à doubler c'est compliqué parce que c’est quasiment impossible que ça ne «sonne » pas doublage… J’ai plus progressé en doublage sur les films anglais. Il y a une théâtralité, certes, mais une vérité du jeu qui est plus proche de la nôtre. Le jeu des doubleurs et des acteurs français a également progressé, une théâtralité qui se gomme progressivement. Comme il y a beaucoup d’acteurs de cinéma qui sont venus à la télévision et au doublage, ils ont, avec les nouvelles générations d'acteurs et d'actrices, apporté cette vérité.
Quand on regarde votre carrière, on se rend compte tout de même que vous avez touché un peu à tous les médias : théâtre, cinéma, télévision, et doublage pour petit et grand écrans en plus des jeux vidéo… Je me demandais si cet éclectisme était courant parmi les acteurs français…
Alors déjà, il faut avoir la chance d’avoir un physique qu’on veut voir, pas forcément être beau mais un physique qui accroche et une voix qu’on veut entendre, pour jouer sur plusieurs tableaux. Là tu n’y peux rien, c’est merci Papa, merci Maman, le Bon Dieu pour certains. Je ne me dévalorise pas, mais je ne suis pas un acteur de génie. Je suis besogneux, je mets du temps à comprendre ; ça m’a parfois porté préjudice, parce qu’on a besoin de travailler vite. Mais dans le résultat, si on me laisse du temps de préparation, je peux être aussi bon qu’un autre, voire un peu meilleur. Mais les autres vont plus vite, et ça joue. J’ai mis du temps à contourner cette difficulté, c’est mon côté un peu diesel. Turbo mais diesel. Sinon, parmi les acteurs polyvalents, qui sont sur scène, à l'écran ou dans les studios, il y a Nicolas Marié, Jérémie Covillault, par exemple. On doit être une petite dizaine à faire un peu de tout. Souvent c'est vrai que notre métier est cloisonn, la télé ne rencontre pas toujours le cinéma, le cinéma ne rencontre pas toujours le théâtre, le théâtre ne rencontre pas souvent les studios de doublage de voix de pub. Et puis faire beaucoup de choses c'est dur, c’est dur ; j’ai eu des soucis de santé à un moment, de l’extrême fatigue… En vrai, pour faire ce métier, il faut quasiment être un athlète de haut niveau, pour être performant, et durer. Je m’estime chanceux, le métier en France est très dur, il y a beaucoup d’obstacles.
Pour en revenir à Omar Sy, il a été obligé de partir parce qu’en France, on ne lui proposait que des rôles limités : « Tu comprends, il a des problèmes de logement parce qu’il est noir… » ; « C’est un gros dragueur… ; « Il est grand, alors il joue au basket… » [Daniel Lobé souffle en levant les yeux au ciel] Sa réaction (et la mienne) serait « Ah vous en êtes là ? Eh bien on va se dire au revoir, hein… » Omar Sy est excellent dans Lupin ; pour moi ce mec a la grâce, un peu comme Will Smith. Ce ne sont pas forcément des grands acteurs, au sens Actor's Studio du terme, mais ils dégagent quelque chose de très fort. Omar Sy a une sympathie, une aura, qui lui procurent du charisme et une présence dingue à l'écran. Tu as envie de le regarder, tu as envie qu’il aille bien. Il te fait un sourire, tu es sous le charme, il t’a tué.
Comment vous vous situez par rapport à ce genre d’acteur ?
Encore une fois je ne me dévalorise pas, mais je pense que je suis un acteur plus « technique », un peu moins spontané. J’avais eu les boules, mais j’avais fait le casting de Soul (film d’animation Disney/Pixar sorti en 2020, NdR). J’avais fait toutes les bandes-annonces, et même 25 minutes d'essai du film. Pour le coup j’étais inversement énervé par rapport au Witcher. Il y avait tout un univers new-yorkais de jazz, qui déjà dans la bande-annonce que j'avais enregistrée avait été gommé. Il fallait le retranscrire, surtout à l'écriture de la traduction. Ce ne sera jamais aussi bien que la VO, mais dans sa manière de parler, Jamie Foxx avait cette sensibilité. Autant dans The Witcher, le côté new-yorkais de la voix américaine me semblait déplacée, et j'ai essayé de faire un travail plus "médiéval", autant là j’avais envie d’aller sur ce registre de la culture noire américaine. Et c’est gommé dans la version française de Soul. On nous dit « mais ça ne parle pas au public français », mais je en suis absolument pas d'accord. Soul est très bien en français et ça fonctionne, parce que c'est Omar Sy. que c'est pour ça qu'il est choisi. Qu'il imprime toute sa sensibilité et sa personnalité au rôle, qu’on l'entend, et qu'on l'aime tout de suite. Et que Disney a besoin qu'on le reconnaisse et ne laisserait certainement pas changer sa voix. Mais personnellement sur chaque rôle de doublage que je fais, même si c’est ma voix, j’aime l’idée du travail de transformation vocale et d'aller le plus possible vers un personnage qu’on ne me reconnaisse pas forcément.
Pour avoir un aperçu de la carrière de Daniel Lobé, rendez-vous ici.
Interview réalisée par Spooky, en juin 2021.