Note préliminaire : ceux qui suivent régulièrement ce blog ont peut-être déjà lu ces lignes, puisqu'elles ont été écrites pour et publiées au sein du webzine Autres-Mondes. Les autres, sachez simplement qu'il s'agissait d'un texte à contrainte, avec un thème de départ, les allergies, et un temps réduit pour écrire la nouvelle, environ deux mois. Enfin, rendons à césar ce qui est à César, Alice Mazuay a participé à la relecture du texte, et cet échange a permis d'en faire une version un peu plus dynamique que le texte de départ. Bonne lecture donc.
Saloperie d’allergie…
D'aussi loin qu’il se souvienne, Jeff avait été allergique au soleil. Oh, rien de bien méchant, mais suffisamment pour devoir éviter les expositions prolongées en plein été, les sorties à la plage avec les copains, sous peine de voir sa peau se recouvrir assez vite de milliers de petits boutons rouges, et de démangeaisons irrépressibles. Il en avait fait la cruelle expérience à l’adolescence, quand il avait voulu faire son rebelle, envoyer au diable les conseils de sa mère et voulu passer un week-end sur la plage, espérant bien avoir des nuits courtes avec des jeunes filles en fleur. Les nuits avaient bel et bien été réduites, mais pour des raisons médicales… Quant aux jeunes filles en fleur, si certaines avaient joué les dégoûtées, toutes s’étaient détournées de lui.
Ces souvenirs de jeunesse étaient loin de son esprit à présent. Il avait un problème plus urgent à régler. Se débarrasser des putains de vampires qu’il avait dérangés sans le vouloir lors de sa promenade nocturne. En sortant du boulot il avait accepté l’invitation au pub avec ses collègues. La soirée s’était un peu prolongée, et il avait prêté une oreille attentive aux vagues à l’âme de l’une d’entre eux. Il l’avait raccompagnée, espérant vaguement une petite aventure, mais peine perdue, elle avait suffisamment éclusé pour ne pas l’inviter à monter pour la suite. Un bisou sur la joue, un « j’ai passé une très bonne soirée, à bientôt » avaient eu raison de ses espoirs. Comme la nuit était douce il avait décidé de rentrer chez lui, et c’est une aventure d’un tout autre genre qui s’était présentée à lui.
Sous un porche il faillit renverser une jeune femme qui courait à perdre haleine. Le temps de se relever, elle avait disparu, mais son poursuivant manqua à son tour le faire tomber. Par réflexe, Jeff lui avait fait un croc en jambe, et le prédateur s’était étalé de façon comique sur le trottoir. Furieux, il s’était relevé et avait jeté un regard lourd de sous-entendus vers Jeff. Un rayon de lune avait alors éclairé sa face : très blanche, avec des yeux rouges exorbités. L’étranger avait alors retroussé ses lèvres sur un sourire éloquent : deux énormes canines brisaient l’alignement de ses dents. Il poussa un feulement et plusieurs autres silhouettes inquiétantes sortirent de l’ombre sans faire le moindre bruit. Visiblement la proie avait changé de visage.
Se souvenant de ses cours du soir de karaté, Jeff décocha un violent coup de genou dans le tibia du vampire le plus proche. Celui-ci n’eut pas vraiment mal, mais ne s’attendait probablement pas à cette riposte puisque Jeff eut tout le loisir de s’élancer dans la même direction que la jeune fille qu’il avait peut-être sauvée. Ne prenant pas le temps de se retourner, il commença à réfléchir. S’agissait-il de véritables vampires ? Bien sûr, il avait lu quelques bouquins sur le sujet, enfin les plus connus : Dracula, les romans de Stephenie Meyer, ceux d’Anne Rice… pas forcément des chefs d’œuvre littéraires, mais pas non plus des bouses innommables. Mais que fallait-il faire lorsqu’on rencontrait des vampires ? Ou du moins des gens qui en ont l’air ? Ne trouvant pas vraiment de réponse satisfaisante, il se retourna une première fois. Les prédateurs avaient gagné du terrain. Il lui sembla compter au moins cinq silhouettes furtives derrière lui, à une trentaine de mètres, et dont la vitesse semblait s’accroître.
Il choisit de couper cette dynamique en s’engageant dans une ruelle latérale. En tendant les bras, il pouvait toucher les murs de chaque côté. Il évita de peu une poubelle, mais fit en sorte qu’elle tombe par terre et encombre vraiment le passage. Il était temps, car à peine s’était-il remis à courir qu’un des vampires pointa son nez et ses yeux rouges au coin de la ruelle. Il ne put réprimer un rictus de satisfaction lorsqu’il entendit les bruits métalliques qui suivirent, la chute de plusieurs corps et les jurons consécutifs. Un nouveau coup d’œil en arrière et il vit un amas de personnes essayant difficilement de se relever et… d’autres sur les murs à côté !
Bon sang, ils couraient sur les murs !
Jeff se reconcentra sur sa course, et reprit un passage voûté sur sa gauche. Celui-ci sentait le moisi et l’urine croupie. Au bout de quelques pas il glissa d’ailleurs sur la rigole saumâtre qui courait au milieu du passage et s’étala de tout son long sur les pavés luisants. Il tenta de se relever mais sa cheville l’en empêcha en cédant. Elle était probablement foulée. Il ne put réprimer une frappe du poing sur le sol. De rage, de frustration, il s’endolorit bien évidemment la main au passage. Puis la peur reprit le dessus, car il entendait les bruits de course de ses poursuivants. Il ne pourrait plus les distancer avec un pied blessé. Il se mit donc à chercher autour de lui une cachette, une porte ou une arme potentielle, n’importe quoi qui lui permettrait d’entretenir l’espoir de leur échapper. Sous le passage voûté se trouvaient plusieurs devantures de magasins. L’une d’entre elles proclamait « l’avenir de l’énergie c’est le solaire ». Ce dernier mot sembla allumer une ampoule dans l’esprit de Jeff. Sans réfléchir plus avant, il essaya de se redresser, et sa cheville protesta. Il retomba sur les pavés mais se releva dans un énorme effort de volonté. Juste au moment où le premier de ses poursuivants débouchait dans le passage –par le haut-, il s’élança dans la vitrine, qui vola en milliers d’éclats. Il entendit un nouveau juron derrière lui. Certains des éclats avaient dû faire une rencontre charnue.
Il profita de ce répit et regarda autour de lui et vit un escalier en colimaçon vers le fond de la boutique, c'est-à-dire cinq ou six mètres devant lui. Priant pour que son pied ne se dérobe pas trop, il se redressa en se tenant au comptoir et prit un objet dessus pour le lancer sur le premier vampire, qui passait déjà sa tête dans l’encadrement de la fenêtre brisée en sifflant. Lui qui n’avait jamais été bon au basket, il atteint son but sans viser et le prédateur s’empala sur les éclats de verre encore debout. Ces derniers cédèrent sous son poids et il dégringola dans la boutique, sous les yeux méfiants de son premier compagnon, qui s’arrêta. Le prédateur ne bougeait plus. Jeff en profita pour s’élancer vers l’escalier, en se tenant aux meubles. Moitié à cloche-pied, moitié en rampant, il parvint à s’élever dans les degrés. Une main, dotée d’une grande force, parvint à saisir son talon. Comme il s’agissait de sa cheville blessée, il poussa un hurlement, et par réflexe se retourna pour décocher un coup de pied au visage de son adversaire. Il sentit et entendit un craquement, et celui-ci lâcha prise pour s’affaler sur les premières marches. Levant les yeux, Jeff se rendit compte qu’il ne lui faudrait plus perdre de temps : au moins trois créatures s’apprêtaient à entrer dans le magasin. Dans la pénombre il distinguait des taches rouges dans des masses noires.
Il se retourna pour se propulser dans l’escalier. Malgré son étroitesse et sa forme tournante, il n’était pas très long, et le jeune homme déboucha au premier étage, très sombre. Il y avait une seule fenêtre sur sa gauche, occultée par un épais rideau. Il se leva à nouveau, serrant les dents face à la douleur irradiant de son pied, et tâtonna le mur à côté de lui. Il trouva l’interrupteur et appuya instantanément dessus. La lumière crue l’aveugla, mais il en profita pour s’élancer devant lui, tandis que des bruits de pas montant les marches se faisaient entendre. Sa cheville se rappela à son bon souvenir et se déroba complètement. Il s’affala sur un appareillage un peu étrange. Une sorte de grande table bleutée, divisée en rectangles très réguliers, et qui était branchée à la prise de terre sur le côté. En quelques secondes, il fit l’association avec la spécialité de la boutique : c’étaient des panneaux solaires !!
Juste à ce moment le premier de ses poursuivants déboucha en haut de l’escalier. Voyant Jeff chancelant, dans une pièce sans issue, il arbora un sourire carnassier, exhibant deux magnifiques canines dont gouttait un peu de bave. Probablement pour mieux savourer son triomphe prochain, il s’écarta de l’escalier et attendit l’arrivée de ses deux camarades. Aucun mot ne fut échangé, mais les rires qui s’échappaient de leurs gorges n’en étaient pas moins clairs : ils allaient le transformer en casse-croûte. Jeff n’en menait pas large. Cependant il resta derrière la table de panneaux solaires, attendant que ses prédateurs viennent l’y chercher. Au bout de quelques secondes les trois congénères se décidèrent, et se mirent à grimper sur la table, la jugeant suffisamment solide pour supporter leur poids. Comme elle faisait cinq à six mètres de large, il leur faudrait quelques secondes pour l’attraper. De plus ils semblaient prendre du plaisir à retarder encore un peu l’inévitable.
Jeff attendit qu’ils fussent tous les trois sur les panneaux et tendit le bras sous la table, vers un bouton à côté duquel il était écrit « POWER ». C’était un gros pari, mais il n’avait aucune autre échappatoire. Et comme il l’espérait, les panneaux avaient emmagasiné des ondes solaires. Leur allumage était destiné en temps normal à la captation de ces derniers, mais il y avait aussi une déperdition, ou plutôt une restitution minime des rayons. Leurs visages à quelques centimètres des panneaux, les vampires les prirent de plein fouet. Il n’y eut aucune lueur particulière, juste un petit bourdonnement lorsque les cellules se mirent en marche. Les créatures de cauchemar ne s’en rendirent pas compte, mais Jeff si, qui contemplait, bouche bée, leurs faces diaboliques. Leur peau commença à se recroqueviller sur leurs mentons, leurs joues, révélant leur exceptionnelle dentition. Ce n’est que lorsque la brûlure atteignit leurs nez que les créatures se mirent à crier, à siffler douloureusement. Deux d’entre elles se prirent la tête dans les mains, lesquelles se mirent instantanément à bouillir. Le troisième réagit de façon plus intelligente et roula hors de la table, sur le côté. Ses deux compagnons, dont le cerveau était littéralement en train de griller, se couchèrent sur la table, et ne bougèrent plus au bout de quelques secondes de contorsions progressivement affaiblies, leurs corps continuant à se consumer. La pièce fut envahie d’une odeur âcre, étrangement familière. Ça sentait tout simplement le cochon grillé.
Jeff reporta son attention sur le troisième vampire. Il se tordait de douleur à côté de la table, sifflant de manière abominable entre ses dents. Ce dernier leva les yeux, enfin son œil valide, l’autre ayant été brûlé, vers son tortionnaire, et le fusilla du regard, exhibant à nouveau ses ratiches surdéveloppées en manière de menace. Il semblait retrouver progressivement ses esprits, et nul doute qu’il redeviendrait dangereux dans quelques instants. Titubant sur son unique jambe valide, Jeff empoigna alors un meuble haut et métallique qui supportait une fontaine à eau, et jugeant son poids assez conséquent, le fit basculer sur la tête du vampire. Celui-ci ne comprit que trop tard ce qui allait arriver, et n’eut pas le temps de se dérober ou de mettre ses bras en opposition. Il y eut un gros fracas, un craquement immonde, et le sifflement de l’abominable créature cessa brusquement. Jeff attendit quelques minutes pour être sûr qu’elle ne bougeait vraiment plus, et aussi pour reprendre un peu de forces après cette course effrénée. Lorsqu’il n’eut plus aucun doute, il contourna la table par l’autre côté – aucune envie de frôler le vampire - puis descendit avec précaution l’escalier. Il put constater dans la boutique que les deux premières créatures de la nuit avaient succombé à ses gestes de défense. Ce ne fut qu’au bout de quelques pas dans la rue adjacente au passage qu’il s’arrêta pour reprendre son souffle, à la lueur d’un réverbère. Il baissa les yeux sur ses avant-bras, retroussa ses manches, et poussa un soupir de lassitude : toute la peau de ses membres supérieurs était envahie par des milliers de boutons rouges. Levant les mains, il put constater que son visage avait également réagi. Les panneaux solaires l’avaient affecté lui aussi.
Mais au final, il le supportait tout de même mieux que ses adversaires amateurs de sang frais.
Saloperie d’allergie…