Bernard Werber, depuis l'immense succès des "Fourmis" en 1991, s'est tracé une place toute particulière parmi les auteurs français. Se situant à la frontière de plusieurs genres, la science-fiction, les récits philosophiques et scientifiques, chacun de ses ouvrages est attendu par des centaines de milliers de lecteurs. Pour ma part je n'ai lu que deux ou trois de ses livres, dont deux de sa trilogie des Fourmis. L'occasion s'étant présentée de lire son dernier opus, je m'y suis (re)mis.
Le Rire du Cyclope s'ouvre sur le décès sur scène, ou presque, de l'humoriste Darius Wozniak. Celui-ci, personnalité préférée des Français, provoque une intense émotion dans la société hexagonale. La jeune journaliste scientifique Lucrèce Nemrod, dont l'histoire personnelle est liée au disparu, décide d'investiguer sur sa disparition, pensant qu'il s'agit d'un meurtre. Elle va renouer les liens avec Isidore Katzenberg, collègue à la retraite, et pénétrer les arcanes du milieu de l'humour... Ils découvriront ainsi qu'un étrange artefact, surnommé la BQT, semble faire l'objet de bien des convoitises...
Le Rire du Cyclope est l'occasion pour Werber de remettre en scène deux de ses personnages fétiches, deux journalistes scientifiques déjà rencontrés sur Le Père de nos pères (1998) et L'Ultime secret (2001). Comme il l'explique en postface, c'est une blague racontée par un camarade lors d'une excursion en montagne, à l'âge de 17 ans, qui lui a permis de finir les Fourmis, et par-là même de comprendre la structure d'un récit. Il souhaitait rendre hommage, à sa façon, à l'humour, et cette enquête étrange lui a permis de le faire. Werber a bénéficié de nombreux soutiens : d'abord les tuyaux de ses amis humoristes, qui lui ont expliqué un peu la jungle de leur milieu, et ensuite de milliers d'internautes qui sont venus déposer des blagues sur son site internet. Lesquelles blagues servent d'entracte au récit, étant parsemées ça et là, entre les chapitres purement sur l'intrigue principale et ceux où l'histoire de l'humour nous est contée. On apprend ainsi -mais bien sûr ce n'est que de la fiction- qu'une organisation secrète s'est constituée depuis des siècles pour tenter d'élever l'humanité en produisant des blagues, et ce de façon industrielle, ou du moins... contrôlée. Laquelle organisation élève sa qualité humoristique par des combats de blagues, où celui qui rit le plus fort meurt. Un monde sans pitié donc, dans lequel les deux journalistes scientifiques, qui furent amants mais se cherchent toujours, tentent de voir plus clair.
Comme je l'ai indiqué le récit est émaillé d'anecdotes permettant de suivre l'évolution du rire depuis son apparition chez l'Homme, il y a 2 millions d'années ; c'est ainsi que commence la civilisation, et non lorsqu'on commença à enterrer les morts. L'humour est ainsi abordé sous son angle historique, mais aussi médical, et presque idéologique, puisque l'on apprend que des personnages tels que Staline et Hitler avaient banni le rire de leurs existences, sauf en de rares occasions de représentation. Des anecdotes intéressantes, à mettre en regard avec le récit, qui avance de façon assez logique, même si on se retrouve systématiquement ou presque dans l'esprit de Lucrèce.
Une autre mise en miroir est présente, puisque des personnages secondaires du roman s'appellent Loevenbruck et Chattam, deux noms qui ne sont pas inconnus du grand public puisqu'avec Werber ils tiennent le haut du pavé de la littérature du suspense et de la fantasy aujourd'hui. Quant à Stéphane Krausz, producteur du Cyclope, c'est un ami personnel de l'auteur qui est en train de produire et réaliser un documentaire sur lui. Clin d'oeil sympathique en passant. De là à imaginer que Darius Wozniak, alias le Cyclope (surnommé ainsi à cause d'un accident de jeunesse l'ayant privé d'un oeil), n'est qu'un alter ego de Werber, il y a un pas que je ne franchirai pas. D'autant plus qu'un parallèle bien plus évident se fait au cours du roman : Isidore va devenir romancier, dans un genre assez large, le suspense à science, qui est justement celui de Werber. Lequel parle un peu de ses oeuvres précédentes : Les Fourmis bien sûr, les deux récits où Isidore et Lucrèce étaient présents, mais aussi L'Arbre des possibles, le site internet (dont le nom est inspiré par une nouvelle écrite en 2002) où l'auteur invite les internautes à livrer leur vision de l'avenir.
Dans l'ensemble, la lecture de ce livre fut assez agréable, Werber a bien progressé en termes de qualité d'écriture depuis les Fourmis (désolé, je n'ai pas lu Les Thanatonautes* par exemple), et il livre une étude intéressante sur le rire sous ses aspects historiques avec quelques exemples (dont certains très connus comme la blague du frigo), et permet de retrouver deux personages qui d'après mes recherches et les questionnements auprès de fans de l'auteur, sont très appréciés. Nul besoin cependant d'avoir lu Le Père de nos pères ou L'Ultime secret pour bien saisir le propos, ce qui est une belle qualité. J'ai aussi appris un certain nombre de choses sur l'histoire du rire, sa mécanique, et ses personnages les plus illustres.
Spooky.
* Pour les amateurs de ce roman, il est à noter qu'une adaptation en bande dessinée est en cours. Adapatée par Eric Corbeyran, elle va être mise en images par le talentueux Pierre Taranzano. Plus d'informations sur le blog de ce dernier.