J'ai pu m'échapper une nouvelle fois de mon quotidien pour me replonger dans la Terre du Milieu, le temps d'une petite conférence qui a eu lieu il y a quelques jours à l'Ecole Nationale Supérieure, à Paris. Le thème de cette quatrième étape étatit la (re)traduction de Tolkien.
La soirée était animée par Nils Renard, élève de l'école, et l'invité était cette fois Vincent Ferré, professeur de littérature générale et comparée à l'Université de Paris-Est Créteil, auteur de plusieurs ouvrages sur Tolkien et superviseur des traductions relatives à l'auteur aux Editions Christian Bourgois. A noter également la présence d'Isabelle Pantin, auteure d'un ouvrage de référence sur l'univers tolkienien. Il y avait une cinquantaine de personnes dans la petite salle de cours où avait lieu la rencontre, une affluence inespérée selon Nils Renard.
Les deux intervenants sont revenus sur un certain nombre d'aspects de la traduction chez Tolkien, et pas seulement la traduction de Tolkien, dans la mesure où le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux se veulent comme une traduction de récits anciens, du monde d'avant.
La traduction, et donc la présence d'autres langues, est partout chez l'auteur. Rappelons qu'il était un brillant philologue, qu'il a inventé des dizaines (oui, des dizaines) de langues pour faire vivre son univers. Ce qui prédomine dans cette création, c'est la musicalité des langues ; celle des Elfes est plutôt légère, aérienne, celle des Nains rocailleuse et rude.
Idéalement il aurait fallu ne jamais traduire Tolkien ; mais ç'aurait été fermer la porter à des centaines de millions de lecteurs potentiels. Tolkien ayant lui-même veillé à la traduction de son oeuvre dans certaines langues scandinaves (il a aussi rédigé un Guide des noms, comportant des précisions sur la traduction des noms propres de ses personnages), il n'est pas incongru de dire que traduire Tolkien est en quelque sorte continuer son oeuvre. Mais ce n'était pour lui qu'un pis-aller, il incitait les les lecteurs à lire les oeuvres dans la langue originale. peut-être aurait-il fallu traduire AVEC Tolkien lui-même derrière son épaule...
Après ce préambule, Vincent Ferré s'attaque à la question de la traduction et la retraduction du Hobbit et du Seigneur des Anneaux, dont le troisième et dernier tome devrait voir le jour en cette année 2016. Il tient à préciser que cette retraduction n'a pas pour visée d'effacer des tablettes la traduction de Francis Ledoux, mais bien de proposer une nouvelle version, qui peut tout à fait cohabiter à côté de l'ancienne. Cependant certaines erreurs de l'ancien traducteur ont été pointées du doigt, comme des noms parfois traduits, parfois non, ou l'intrusion de Dieu dans certaines locutions, alors qu'il n'y en a pas dans l'histoire originale... Dans son essai sur le conte de fées, Tolkien insiste sur l'immersion dans la fiction, ce que n'a manifestement pas fait Ledoux. Il a cependant eu accès au Guide des Noms, puisqu'il en tient compte parfois. A noter toutefois que Ledoux n'a pas traduit les appendices du Seigneur des Anneaux, c'est Tina Jolas qui s'en est chargée, 13 ans plus tard... La traduction de Ledoux a reçu une bonne réception auprès des lecteurs et des "grands" auteurs, à côté de la plaque pour les journalistes. Cette publication a sauvé la maison d'édition de Christian Bourgois, ce fut un best-seller.
Vincent Ferré explicite par ailleurs les choix faits par Daniel Lauzon dans cette nouvelle traduction : le recours à l'ancien français, une gestion plus cohérente des occurrences de certains mots ("expect", "rings"), une meilleure cohérence des niveaux de langue en fonction des personnages et de leur rang... Lauzon a aussi créé des néologismes, pour désigner par exmple cette période où un Hobbit n'est pas encore un adulte, et plus tout à fait un adolescent, la "vingtescence" (de 20 à 33 ans). La question du tutoiement et du genre des créatures a également été prise en compte. Ferré rappelle qu'un énorme travail préparatoire avait été réalisé par des internautes sur des sites comme Elbakin, Tolkiendil, JRRVF, travail qui a résulté en un document pdf de plus de 900 pages.
Vincent Ferré a rappelé la popularité de Tolkien au sein des universitaires, puisqu'à sa connaissance 235 masters et thèses lui sont consacrés en France. Concernant les dernières publications, Vincent a indiqué que Christopher Tolkien n'a pas édité The Story of Kullervo (non encore traduit en français), ceci constituant un signe fort qu'il en a probablement terminé avec les travaux de son père, dont une partie est cependant encore inédite. Chez Bourgois, pas de publication Tolkien décidée pour le proche avenir, même si la sortie de la nouvelle traduction du Retour du Roi est prévue pour 2016.
En résumé, une conférence-rencontre très intéressante, avec un intervenant expert et un public conquis et très attentif. Je tenterai d'assister à la leçon suivante.
Spooky