Samedi matin, l'un de mes héros est parti. Ils ne sont pas nombreux les hommes à faire partie de mon panthéon personnel, mais Jean Giraud, surnommé Moebius, était de ceux-là. Sans en rajouter dans le pathos -car ne nous voilons pas la face, je ne le connaissais pas personnellement-, mon coeur de fan saigne...
Jean Giraud est l'un des rares, pour ne pas dire le seul, auteur de bandes dessinées à avoir oeuvré dans les trois grandes sphères de production du 9èma Art, à savoir l'Europe bien sûr, mais aussi les Etats-Unis et l'Asie.
Le jeune Jean commence à dessiner des cow-boys et des Indiens à 12 ou 13 ans. Son père lui offre peu après un numéro de la revue Fiction, il lira régulèrement cette revue consacrée à la science-fiction. En 1961 il devient l'assistant de Jijé, créateur de Jerry Spring, excellent western. Deux ans après le scénariste Jean-Michel Charlier cherche un dessinateur pour une nouvelle série western, c'est ainsi que naît Blueberry, qui bercera les lecteurs de deux, voire trois générations. Les planches, signées Gir, dénotent un sens de la mise en scène qui devient très vite une référence. A la fin de cette même décennie, Giraud se rapproche de plus en plus des publications relatives à la SF, en épurant son trait et les signant du pseudo de Moebius.
En 1975 Giraud, comme plusieurs autres, claque la porte du journal Pilote, en désaccord avec le patron René Goscinny. Avec Jean-Pierre Dionnet, Philippe Druillet et d'autres, il fonde le magazine Métal Hurlant. C'est le début d'une grande époque avec la parution de titres comme Le Garage hermétique, Arzach, le Bandard fou, dont l'audace narrative le dispute au dépouillement graphique, procédé qui rendra fous de nombreux artistes en herbe, mais aussi à une dimension onirique ou métaphysique qui ne peut s'expliquer que par l'absorption de substances hallucinogènes, outre les possibilités immenses que lui ouvraient son art. Il y eut aussi Jim Cutlass, Altor, le Monde d'Edena, une oeuvre que personnellement j'adore...
Son influence visuelle est telle qu'il sera courtisé par de nombreux cinéastes européens et américains, telle une adaptation de Dune, le roman de Frank Herbert. Projet qui tombera à l'eau, mais Moebius collaborera avec Jodorowsky (initiateur du projet) sur la série l'Incal, nouveau chef-d'oeuvre. Dans les années 1980 Jean Giraud part vivre à Los Angeles pour travailler avec Stan Lee sur la série Le Surfer d'Argent. Son impact dans l'univers Marvel sera tel qu'on dit qu'il inspirera des auteurs comme Jim Lee ou Mike Mignola (Hellboy). Excusez du peu... Il a aussi participé à la conception visuelle du film Alien, le 8ème passager, avec Dan O'Bannon, qui l'avait fait travailler sur Dune... Il a aussi participé, sans être toujours crédité, à des films comme Les Maîtres du temps, de René Laloux, Tron, Willow, Abyss, Le Cinquième Elément... Son oeuvre a également été transposée : Jan Kounen a adapté Blueberry il y a quelques années, il y eut ArzaK Rhapsody en 2003 et une série TV adaptée des histoires courtes parues dans le magazine Métal Hurlant (mais pas toutes de son cru) est en cours de production...
En 2004-2005 une exposition commune Miyazaki-Moebius est organisée à Paris, mettant en relief les influences croisées des deux génies, histoire probablement unique jusque-là dans l'histoire de la bande dessinée et du cinéma. En 2005 il écrivit une histoire pour Jirô Taniguchi, l'un des maîtres japonais les plus respectés en France, intitulée Icare. C'est un semi-échec, mais quelle rencontre, tout de même... Giraud est l'un des rares auteurs européens à être vénéré au pays du Soleil Levant. Il y a 18 mois la Fondation Cartier pour l'art contemporain à Paris organisait une rétrospective majeure sur sa carrière.
L'homme a influencé des générations entières d'artistes, et touché tous ceux qui le croisaient. Il n'était pas rare de le croiser dans les rues d'Angoulême au moment du festival, anonyme parmi des centaines d'autres. Pour ma part je me suis retrouvé à 3 mètres de lui sur un stand lors de ce même festival il y a quelques années. Il était seul, attendant sans doute quelqu'un ; je n'ai alors pas osé l'aborder, impressionné par le talent de l'artiste -qui tranchait avec le veillard chenu qui se trouvait à côté de moi. Mes regrets sont encore plus forts à présent, mais ma reconnaissance pour le plaisir procuré par son oeuvre éternelle.
Malgré son immense carrière, Jean Giraud n'avait que 73 ans. Qu'il repose en paix, auprès des autres grands, comme Osamu Tezuka, Jack Kirby, Will Eisner, André Franquin, René Gosinny ou encore Peyo... J'espère qu'il surfe à présent dans les étoiles, comme le Surfer d'Argent...
Un géant s'en est allé...
Spooky.
PS : Pour découvrir son oeuvre, je vous invite à aller visiter le thème bdtheque dédié.