Dans les champs, au printemps, une fillette gît, inerte. Est-elle morte ? Qui l'a tuée ? On n'en saura pas plus.
De ci, de là, une minuscule communauté surgit, comme échappée de contes de fées : Aurore, mais aussi l'Orgueilleuse, la Régressive, l'Aventurière, le Prince m'as-tu vu...
Les saisons passent et Aurore, la presque princesse, s'agite toujours pour son petit monde, qu'elle voudrait merveilleux, pour accorder cette improbable assemblée à la nature et aux bêtes qui les entourent. Jusqu'à ce jour d'hiver, où elle devra faire face à un choix amer...
Connaissez-vous Sa majesté des mouches ?
Il s’agit d’un roman écrit par l’Anglais William Golding en 1954. Un avion transportant des enfants issus de la haute société anglaise se crashe près d’une île déserte. Tous les adultes périssent, et les enfants tentent de s’organiser. Mais très vite ils retournent à un état sauvage, sans retour. Considéré comme une œuvre pour enfants, la violence de l’histoire est pourtant manifeste, et il s’agit d’un classique de la littérature traitant en fait de la fragilité de la civilisation.
C’est un peu à cette œuvre (que je vous recommande) que m’a fait penser « Jolies ténèbres ». On se retrouve dans une microsociété privée d’adultes, et du coup les enfants se retrouvent dans des schémas primaires, jusqu’à sombrer dans la barbarie la plus extrême. Dans une telle société les personnes ayant des troubles psychologiques ne sont plus aidées, et deviennent soit des parias, soit des dominants. Fabien Vehlmann aime bien ce genre de situation, puisqu’il l’exploite également dans sa bonne série Seuls, sur un traitement nettement différent toutefois. Ici il a développé une idée originale de Marie Pommepuy et l’a poussée assez loin (peut-être pas jusqu’au paroxysme, mais assez loin quand même). Le regard porté sur Aurore et ses compagnons est celui d’un sociologue, on pourrait même parler d’entomologie eu égard à la taille des protagonistes. Ici le décalage est renforcé par le dessin des Kerascoët, un côté assez enfantin face à la violence inhérente et suggérée (parfois montrée) du propos. Il ne faut surtout pas croire que parce que le scénariste a écrit cette histoire, il est un sociopathe à tendances meurtrières, ce serait lui faire un mauvais procès… Non, il est juste parti d’une situation donnée et a tenté d’explorer un grand nombre de saynètes découlant de cette situation. Bien qu’il ne soit pas réellement découpé en petits chapitres, c’est ainsi que se présente ce one-shot.
Au-delà du dégoût, de la répulsion que nous évoquent ces scènes, il convient en effet de prendre du recul. Bien sûr, cela peut réveiller des échos dans notre enfance. Certains d'entre nous ont peut-être eu la tentation d'arracher des pattes à des mouches, de manger des fourmis... Cela prouve une chose : ces situations, d’apparence grotesque, ne sont pas impossibles. L’Homme naît-il naturellement bon ? Oui, nous a enseigné Jean-Jacques Rousseau dans nos cours de philo au lycée. Au regard de ces œuvres, mais aussi de beaucoup de choses se passant dans le monde, on est réellement près d’affirmer exactement le contraire. Car l’Homme, laissé à lui-même, pourrait redevenir un animal, guidé par son instinct, sa rancœur ou son ambition.
Le décalage est aussi présent dans le titre. « Jolies » relève du champ sémantique joyeux, appréciatif, alors que « ténèbres » laisse penser qu’il y a des choses sombres, inavouables dans l’album. Le titre est bien choisi, puisqu’après l’entame étrange, les tentatives « gentilles » d’Aurore pour instaurer une microsociété basée sur l’entraide et la bienveillance tombent toutes à plat, face aux caractères et aux ambitions de ses compagnons.
Voilà pour une première analyse à tiroirs.
[SPOILERS]
Du côté de l’histoire proprement dite, il y a plusieurs questionnements qui viennent à l’esprit pendant ou après la lecture. Comment la petite fille est-elle morte ? Pourquoi personne ne la trouve pendant le long moment où se déroule le récit ? L’homme qui se balade à proximité et vit dans une maison proche est-il lié à cette petite fille ? Est-il son assassin, son père ? Remarquons que dans une case, son lit comporte deux oreillers, un grand et un petit.
Qui sont tous ces enfants ? On ne le saura jamais vraiment, mais la façon dont ils apparaissent à Aurore laisse à penser qu’ils sont tous, elle comprise, des morceaux de l’âme d’Aurore, la petite fille morte. Celle qui se fait appeler ainsi ne serait peut-être que la fraction « raisonnée » de son esprit, les autres une partie des penchants naturels de l’âme humaine, suivant la théorie que j’ai développée sans talent au-dessus. Ces différentes facettes disparaissent les unes après les autres, à mesure que l’âme humaine s’échappe (meurt ?) du corps sans vie d’Aurore. Je n’ai pas d’interprétation pour la scène finale, Aurore restant seule face à l’homme sans nom. La dernière réplique trouve peut-être son écho dans la relation (pas claire) entre la petite fille morte et l’homme. C’est une interprétation possible, mais il y en a certainement d’autres. Le talent du scénariste est aussi de laisser la porte ouverte à l’interprétation, de montrer qu’il n’y a pas forcément une seule explication possible, mais autant qu’il y a de lecteurs. C’est une orientation qu’a prise Régis Loisel dans Peter Pan, une orientation qui n’a pas fini de faire jaser ; c’est le propre, selon moi, des œuvres de valeur. Autre point commun entre les deux œuvres, le regard de l’héroïne. Je n’oublierai jamais celui de Clochette, affiché en couverture du tome 6 de Peter Pan, un regard que recèle beaucoup de noirceur. Ce regard, Aurore l’affiche aussi dans la dernière partie de Jolies ténèbres, lorsqu’elle devient une exécutrice au sang froid. Ça donne des frissons.
[FIN SPOILERS]
Au final, il faut vraiment, à mon humble avis, se détacher des contingences civilisationnelles pour vraiment apprécier Jolies ténèbres. Elle mérite d'ailleurs au moins deux lectures successives, et probablement une troisième une fois ces deux premières digérées. Si l’on ne s’attache qu’aux actes, c’est une œuvre gore, à la limite du soutenable, on a envie de venir chercher ces enfants pour les ramener dans un cadre structuré. Car ces enfants sont condamnés à brève échéance, tous.
Pour toutes ces raisons, "Jolies ténèbres" est une œuvre forte, qui ne laissera de toute façon pas indifférent, et c’est dans la polémique qu’elle soulève qu’elle révèle sa véritable profondeur. Et son véritable intérêt. Bien sûr, ce n’est pas une bande dessinée à mettre entre toutes les mains.