Des cadavres qui parlent. Qui vous montrent leurs membres coupés, les orbites vides de leurs yeux. Des squelettes qui marchent, comme dans certains films fantastiques. Mais contrairement à ces divertissements, ces semi-morts n’ont pas d’intention belliqueuse ou maléfique. Leurs visages, quand il en reste, ne reflètent qu’une infinie tristesse. Un dégoût sans nom, une lassitude profonde. Et la mort. Ils vous parlent, mais vous ne comprenez rien. C’est une langue que vous n’avez pas apprise à l’école, mais une langue bien réelle, bien vivante, elle. Pas du Sumérien inférieur ou un quelconque dialecte protohistorique.
Vous ne savez pas ce que vous faites là. Mais vous comprenez assez vite où vous êtes. Des baraquements délabrés, des corps étiques, des barrières en fil de fer barbelé. En vous concentrant, vous finissez par comprendre : vous êtes dans un camp de la mort, entourés par des prisonniers allemands –ou d’autres nationalités. En vous concentrant, vous finissez par comprendre ce que vous disent ces pauvres hères qui n’ont plus que la peau –parfois moins- sur les os. Ils vous parlent de leur malheur, de la faim qui les tenaille, des maladies qui courent… Vous essayez de les calmer, de leur dire qu’on vient les libérer… Mais leurs visages ne reflètent rien à cette évocation. Comme si cela n’avait aucun sens. Comme s’ils ne seraient jamais libérés. Vous vous demandez alors à quelle époque vous êtes.
Vous n’avez pas voyagé dans le temps. Seulement dans l’espace. Nous sommes en 2005, et vous êtes au milieu de dizaines de prisonniers dans un camp de la mort en Allemagne ! Vous ne voulez pas y croire, les camps ont été libérés en 1945 ou 46, pour la plupart ! Vous comprenez alors que ces gens sont restés là tout ce temps, ne sachant pas où aller, pensant que peut-être que le monde n’existe plus tout autour d’eux, leur esprit tellement détruit qu'ils ont perdu toute raison… Vous leur affirmez qu’au contraire, le monde a évolué, pas forcément en bien, mais que les responsables de leur situation ont été châtiés, et que le monde n’oubliera jamais. Mais vous êtes bien maladroit, et ne semblez pas très persuasif. Vous demandez alors si tous les survivants de ce camp y sont restés… L’un d’entre eux, dont vous ne saisissez pas le nom, a pu s’échapper quelques années auparavant.
Saut dans le temps. Vous rencontrez ledit rescapé, dans une ruelle sombre, sous une pluie battante et glacée. C’est un colosse, dont le corps et le visage sont entièrement couverts de vêtements amples. Sa tête se cache sous une capuche de survêtement épais. La pluie qui dégouline ne semble pas l’affecter. Il ne veut pas rentrer à l’abri, même dans un café, car il ne veut pas se mêler aux hommes. Pourtant vous apprenez que cet homme essaie de rendre le monde meilleur, en travaillant comme éducateur de rue. Etrange paradoxe. Tandis qu’il parle, la seule partie de son anatomie que vous pouvez distinguer est sa bouche. Des lèvres épaisses, sombres, qui s’ouvrent sur une dentition étrange, comme taillée en pointe. Certaines dents semblent par ailleurs manquantes. Votre interlocuteur est de couleur noire, vous en avez la certitude. Vous ne comprenez pas son attitude, et tentez d’en discuter. Mais l’homme refuse de transiger, et d’un coup, vous vous éloignez de la ruelle, comme si quelqu’un vous tirait en arrière, violemment… Au fil de l’éloignement, votre « ami » s’entoure d’un halo de flou, puis la ruelle, puis tout ce que vous voyez.
Et vous vous réveillez. Violemment. Tout va bien, vous êtes dans votre chambre, votre compagne dort paisiblement à côté de vous. Le souvenir de votre cauchemar est très présent dans votre esprit. Une certitude se fait jour chez vous. C’est que vous devez écrire l’histoire que votre esprit (conscience ? culture générale ?) vous a chuchoté pendant votre sommeil. Comme souvent, vous craignez de perdre le fil et la matière si vous attendez trop avant de la coucher sur le papier.
Peut-être une demie-heure plus tard, vous vous présentez devant votre papier, un bic à la main. Vous ne savez pas trop comment attaquer l’histoire. Sous forme de nouvelle, de court roman, d’article de presse ? Vous vous rendez compte que dans votre intervalle, votre esprit n’a cessé d’échafauder de l’enrobage. L’enrobage, un terme que vous avez déterminé tout seul pour désigner tout ce qui entoure, habille, l’idée centrale de votre récit. Vous n’allez pas aborder cette histoire sous l’angle d’un récit fantastique, comme vous le faites si souvent ; non, c’est une histoire qui pourrait être vraie, même si elle est d’une laideur sans nom. Vous allez donc essayer de la rendre réaliste, crue peut-être, parce que ceux que vous avez rencontrés dans votre cauchemar l’ont vécue comme telle. Vous vous mettez donc dans la peau d’un journaliste allemand, qui découvre ce camp presque par hasard, et qui n’ose, sa vie durant, en parler, tellement le poids de l’horreur est lourd à porter. Peut-être ne réussirez-vous pas à terminer cette histoire, comme tant d’autres. Mais au moins aurez-vous réussi à exorciser ce petit démon qui, à votre réveil, vous tourmentait pour que vous racontiez.
Spooky.