Bonjour Vincent, Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
J’enseigne la littérature comparée à l’université Paris 13 (à Villetaneuse), mes recherches concernent le roman du XXe siècle, dans ses relations à la philosophie d’une part, au Moyen Âge d’autre part ; je suis également chargé de l’édition de l’œuvre de Tolkien aux Editions Bourgois depuis 2002 – je m’occupe des traductions (faites par Daniel Lauzon et Delphine Martin, en particulier), de la fabrication des livres, et je traduis moi-même certains textes.
Le grand public vous connaît essentiellement pour vos travaux sur Tolkien. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ses écrits ?
Comme beaucoup de lecteurs de Tolkien, c’est à un ami que je dois sa découverte, vers l’âge de 15 ans. Je suis venu à Tolkien par la littérature médiévale ; j’ai toujours été fasciné par les récits arthuriens, et on m’a présenté Le Seigneur des Anneaux comme un livre qui me rappellerait la littérature médiévale. Ce n’est que vers 22 ans que j’ai commencé à écrire sur cet auteur, d’abord pour une maîtrise, puis pour mon premier livre, en 1998-1999.
Quel est votre rôle exact auprès de l’éditeur, les Editions Bourgois ?
En 2000, j’ai envoyé par la poste le manuscrit de mon premier livre sur Tolkien à son éditeur français, Christian Bourgois, qui l’a retenu ! Cette décision a changé beaucoup de choses dans ma vie. Très vite, nous avons parlé de la révision du Seigneur des Anneaux mais, de discussions en discussions, d’autres projets sont passés avant celui-ci. Depuis la disparition de Christian Bourgois en décembre 2007, c’est sa femme Dominique qui dirige seule leur maison d’édition ; et je travaille désormais pour elle : je propose des textes ou des idées, qu’il lui appartient de retenir ou non. J’essaie de concilier ce travail de conseiller avec mon activité principale, d’enseignant dans une université. Les deux me paraissent liés. Entre 2001 et 2008, 4 textes ont ainsi été republiés dans des éditions revues et augmentées (la Biographie de Carpenter, Faërie et autres textes, les Lettres du Père Noël… tandis que L’Anneau de Tolkien, par D. Day, a seulement été corrigé et que Le Silmarillion a été augmenté d’une préface et d’illustrations supplémentaires, par Ted Nasmith) ; 3 textes ont été publiés « autour de Tolkien » (le Cahier de croquis d’Alan Lee, et mes deux ouvrages : Sur les rivages de la Terre du Milieu et le recueil Tolkien Trente ans après) et nous avons édité 6 inédits de Tolkien : les Lettres, Les Monstres et les critiques et autres essais, Les Lais du Beleriand, La Formation de la Terre du Milieu, Les Enfants de Húrin et La Route Perdue (qui sort en octobre 2008). Soit 13 livres en 7 ans !
En 2002 vous avez dirigé l’édition augmentée et revue de la biographie de Tolkien, réalisée par Humphrey Carpenter. Qu’y a-t-il de nouveau dans cette nouvelle édition ?
La première chose à dire est que cette biographie de référence (c’est la meilleure publiée à ce jour, en anglais) était épuisée ! Christian Bourgois a trouvé pertinente l’idée de republier ce volume. Nous avons suivi la dernière édition anglaise, ajouté un cahier de photographies, des références bibliographiques récentes et un index détaillé, pour en rendre la lecture à la fois plus agréable et l’utilisation plus efficace.
Pouvez-vous nous parler du dernier livre sorti, Les Enfants de Húrin ? Sera-t-il la dernière des oeuvres de Tolkien traduites en France ?
Les Enfants de Húrin est le dernier texte de Tolkien publié par Christian Bourgois, qui a suivi sa fabrication jusqu’au bout. Nous sommes donc très heureux, pour sa mémoire, que le livre remporte un tel succès auprès des lecteurs et des médias ; très heureux aussi pour Christopher et Adam Tolkien1, car on sait que ce livre leur tient à cœur : il s’agissait de faire découvrir tout un pan de l’œuvre de Tolkien inconnu des lecteurs du Seigneur des Anneaux ou des spectateurs des films. Sur le plan humain et littéraire, on ne pouvait rêver plus grand succès.
Mais ce ne sera pas le dernier livre ! La Route Perdue paraît cet automne, et j’espère que Mr. Bliss suivra avant, peut-être, d’autres volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu.
Où en est la nouvelle édition du Seigneur des Anneaux, avec la traduction de Francis Ledoux révisée ?
Ce projet, commencé en 2000 avec 9 collaborateurs en était arrivé à un stade avancé lorsque nous avons suspendu le travail, pour donner priorité à la publication des inédits et des republications que j’ai évoqués. En 2007, Christian Bourgois souhaitait vivement que le travail reprenne, mais je ne pouvais pas mener de front cette révision et le travail de publication d’inédits. J’espère qu’il va être possible de relancer prochainement la révision.
Vous avez participé en tant que conseiller à la traduction française de l’adaptation du Seigneur des Anneaux sur grand écran… J’aurais aimé voir une de vos interventions sur les DVD…
J’ai effectivement travaillé comme conseiller sur la traduction française du premier film, par curiosité ; mais je n’ai pas voulu poursuivre cette expérience – il me fallait terminer ma thèse, en 2002-2003 ! De ce fait, j’aurais jugé ma présence sur un DVD, évoquée par le distributeur, très déplacée ; cela dit, les « spécialistes » que l’on entend dans les bonus ne sont pas forcément ceux qui ont le plus de choses intéressantes à dire… dommage que Tom Shippey, Verlyn Flieger ou Thomas Honegger, pour citer ceux qui à mes yeux sont les meilleurs spécialistes de Tolkien aujourd’hui, n’aient pas été davantage sollicités.
Le véritable prolongement du film, en ce qui me concerne, a été le travail en collaboration avec John Howe (des expositions, comme à la BnF en 2003-2004 ; un livret ; des conférences à St Ursanne, en Suisse, où il était artiste en résidence) et Alan Lee (la traduction de son livre, le Cahier de croquis ; des conférences ensemble), ce qui est aussi inattendu que formidablement stimulant.
Dans votre interview sur Tolkiendil.com*, vous dites que Peter Jackson a fait des erreurs d’interprétation comme de représenter Sauron, comme la justification de la guerre. Ne pensez-vous pas que s’il était resté plus fidèle à l’esprit de Tolkien, les films auraient été plus hermétiques pour le grand public ?
Bonne question, mais honnêtement, les contresens de Peter Jackson (j’ai proposé quelques remarques dans cet article en ligne2 : sur la présence physique de Sauron, la disparition d’une réflexion sur le hasard et le destin), s’ils avaient été rectifiés, n’auraient pas rendu la compréhension plus difficile !
Bien avant, il y eut la tentative partielle de Ralph Bakshi… Une expérience étrange…
Elle pourrait être amusante, mais elle présente les mêmes défauts que Jackson, sans grand-chose pour la racheter. On dirait presque une parodie, tant les personnages et les situations sont ridicules, incompréhensibles pour qui ne connaît pas le livre : il y a trop de coupures qui rendent le scénario chaotique, avant que le film ne s’achève brutalement, au milieu de l’histoire. Je parais dur ? Regardez-le !
Où en est la production de The Hobbit ?
Je ne suis pas ce dossier, même si je m’y intéresse.
Votre avis sur l’adaptation en BD de Bilbo le Hobbit par Dixon et Wenzel ? Une telle adaptation du Seigneur des Anneaux est-elle envisageable ?
Je n’adhère pas beaucoup à ce genre de dessins. Et ce qui semble possible pour Bilbo, dont l’histoire est simple, paraît beaucoup plus difficile pour un livre comme Le Seigneur des Anneaux, avec tous ses personnages et ses actions simultanées. Je pense vraiment qu’un travail d’illustration, comme celui d’Alan Lee et de John Howe, est plus intéressant qu’une BD.
Lisez-vous beaucoup de BD ? Quels sont vos auteurs préférés ?
J’ai lu énormément de BD pendant mes années d’étude. Mais j’avais tendance à ne pas retenir les auteurs – les noms qui se trouvent dans ma bibliothèque à portée de main : Sfar, Satrapi, Julliard, Peeters, Jul’ (un ancien condisciple dont je suis le succès avec beaucoup de plaisir). Mais j’oublie sans doute de citer ceux que j’ai le plus lus !
La communauté des amateurs de Tolkien forme un incroyable « anneau » sur Internet. Etes-vous un membre actif de cette communauté ? Utilisez-vous beaucoup Internet pour vos recherches ?
Entre 2000 et 2002, je suis beaucoup intervenu sur jrrvf.com ; depuis, le travail universitaire a nettement pris le pas sur le reste : je suis connecté à internet au moins dix heures par jour, pour travailler à des sites comme www.fabula.org ou www.modernitesmedievales.org ou encore celui de mon laboratoire, www.univ-paris13.fr/cenel ; j’utilise aussi internet pour des vérifications ponctuelles et des échanges de messages avec des collègues et des étudiants). Je garde toutefois des liens forts avec jrrvf.com, tolkiendil.com et elbakin.net en particulier, dont les responsables ont l’amabilité de relayer très efficacement les nouvelles et les débats en cours : internet m’a toujours permis de connaître l’opinion de nombreux lecteurs de Tolkien, pour en faire part à son éditeur français. Actuellement, mon implication la plus importante sur internet, concerne le site officiel de la famille Tolkien, www.tolkienestate.com, en cours de construction.
Depuis l’année dernière, le jeu de rôle massivement online adapté du Seigneur des Anneaux remporte un succès non négligeable Y avez-vous joué ? Qu’en pensez-vous ?
Je dois avouer avoir passé ma jeunesse à jouer à tous les jeux de rôles possibles : AD&D, Paranoïa, Légendes celtiques, Stormbringer et même L’œil Noir… je parle d’une époque préhistorique ! Je suis donc venu facilement à des jeux comme Dungeon Master, jusqu’à Baldur’s Gate ; mais j’ai brutalement arrêté, faute de temps. J’ai tendance à considérer que le jeu que vous évoquez n’a pas vraiment de rapport avec Tolkien ; mais si les joueurs font la distinction entre ce jeu et l’univers de Tolkien, très bien !
Les joueurs sont des fans de l’œuvre de Tolkien, mais aussi des amateurs du jeu de rôles online. Pensez-vous que sa pratique amènera de nouveaux lecteurs vers Tolkien ?
Oui, on observe un va et vient entre lecteurs et joueurs. Un jour ou l’autre, un joueur peut avoir envie d’en savoir plus sur ce qui n’est qu’un décor pour jouer ; et puisque l’on trouve sur le net des sites de qualité, qui peuvent l’informer, je crois que le passage se fait assez bien : on le voit d’ailleurs sur des sites consacrés à certains jeux : il y a souvent un fuseau « Tolkien ».
Justement, concernant ces déclinaisons récentes, pensez-vous que si Tolkien était vivant aujourd’hui, il aurait fait naître son œuvre au sein de l’univers multimedia, qui lui aurait permis la création complète d'un univers ? Ou plutôt d’un héritage, puisqu’il me semble que ce qu’il a tenté de recréer, au fil du temps, c’est le processus de mise en place du mythe, en non pas forcément le mythe lui-même. Ou son aversion légendaire pour les technologies l’en aurait-elle empêché ?
Votre question nous plonge dans un roman ! Tout dépend de l’âge qu’il aurait, dans votre hypothèse ; mais je le vois mal adhérer aux développements les plus modernes : cet écrivain était attaché aux livres, aux manuscrits, et le passage au multimédia est tellement différent. Je crois en revanche qu’il est possible d’utiliser internet et le multimédia pour faire connaître son œuvre.
Vous avez écrit, il y a quelques années, un très intéressant essai sur l’œuvre de Tolkien, intitulé Tolkien : Sur les rivages de la Terre du Milieu. Allez-vous écrire un autre essai ?
Pour le moment, j’ai plutôt une série d’articles sur Tolkien, en cours de constitution ; c’est aussi l’auteur central d’un livre en cours, sur la présence du Moyen Âge au XXe siècle, mais je ne sais pas encore quelle forme prendra ce livre. Je me suis consacré pendant plusieurs années à l’édition de ses textes, et j’ai énormément de notes accumulées sur tous ces « nouveaux » livres…
Ne pensez-vous pas que quelque part, Tolkien a tué l’heroic fantasy, ou au moins l’a figée pour longtemps, en en posant les bases desquelles se sont inspirés nombre d’auteurs modernes ?
Si vous voulez parler de la fantasy (l’heroic fantasy n’est qu’un sous-genre parmi d’autres, auquel Tolkien n’appartient pas, contrairement à ce qu’on dit souvent !) : c’est la thèse de grands spécialistes de fantasy, comme Alain Névant, des éditions Bragelonne, qui le dit souvent sur le mode humoristique. Il est vrai que trop d’auteurs de fantasy commerciale se contentent de refaire du Tolkien ; et que d’autres se revendiquent (même s’il s’agit d’une simple stratégie commerciale) comme ses héritiers, ce qui donne l’impression que la fantasy se réduit trop à une simple répétition de Tolkien. Mais il existe des auteurs inventifs, qui échappent à l’influence de cet auteur.
Grâce à Tolkien, peut-être va-t-on enfin considérer que le genre importe peu dans la qualité d’une œuvre, même en France ! Qu’en pensez-vous ?
Effectivement, des lecteurs peu familiers du genre de la fantasy ont découvert qu’ils apprécient Le Seigneur des Anneaux ou Les Enfants de Húrin, comme ils liraient un roman d’aventures ou un roman historique. De ce point de vue, Tolkien joue un rôle important pour les médias et le monde universitaire : il n’y a qu’à voir les réactions des journaux et magazines lors de la parution des Enfants de Húrin, ou le nombre croissant de thèses consacrées à Tolkien. Mais il faudra du temps pour que Tolkien trouve sa place dans ces milieux.
Pour vous, Le Seigneur des Anneaux est-il l’œuvre la plus représentative du message et des idées que souhaitait faire passer Tolkien ?
Certainement : même s’il a travaillé toute sa vie au « Silmarillion », dont les textes ont finalement été publiés dans Le Silmarillion et les volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu (Les Contes Perdus, etc.), Le Seigneur des Anneaux est l’œuvre qu’il a menée à terme, et cela doit être pris en compte. Il l’a mûrie 17 ans ! et a beaucoup réfléchir à son intrigue, à son équilibre, à ses multiples interprétations par ses nombreux lecteurs. Je crois que le « message » que l’on peut lire dans Le Seigneur des Anneaux, en ce qui concerne l’amitié en particulier, et la nécessaire union de tous les êtres vivants (quelles que soient leurs différences), est essentiel – et confirmé par les propos que tient Tolkien dans ses Lettres, qui constituent l’autre « grand » livre de Tolkien à mes yeux.
Hormis Tolkien, lisez-vous d’autres auteurs de fantasy ?
Oui, ceux que je rencontre dans des salons du livre ou dont j’ai fait la connaissance, comme Matthieu Gaborit ou Fabrice Colin. Pour le reste, ma collègue et amie Anne Besson, de l’université d’Arras, me tient régulièrement au courant de ses lectures, car je n’ai pas trop le temps de découvrir par moi-même : je donne la priorité à mon domaine de recherche principal (des romans plus « classiques »).
Quels sont vos autres projets ?
Il y en a trop pour pouvoir les lister tous ! ;-)
Vincent, merci.
Interview réalisée entre février et août 2008 par Fujoshi et Spooky.
Visitez le site de Vincent consacré à Tolkien
Lisez mes chroniques sur Les Enfants de Hurin, Tolkien, 30 ans après., ou encore Les Monstres et les critiques et autres essais
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1 Respectivement fils et petit-fils du romancier
2 Ici
3 Anne Besson a en particulier publié D’Asimov à Tolkien. Cycles et séries dans la littérature de genre (2004) et La Fantasy (2007), un livre de référence sur le sujet, dense et très complet.
* ici