Reprenons les choses au début. Le manga (ou "la" manga, suivant la terminologie de certains spécialistes) est un terme générique désignant communément l'ensemble des productions dessinées de l'archipel japonais. Son origine vient probablement des estampes chinoises de différentes époques. Dans les années 1940 à 1980, un auteur a fortement contribué à développer cette "image dérisoire" (traduction approximative du terme) en explorant de nombreuses pistes narratives, et beaucoup de sujets divers : Osamu Tezuka. En Europe, nous connaissons les mangas sans le savoir, puisque les séries animées Goldorak, Albator et autres Candy (pour ne citer que celles-là) sont des adaptations de séries très populaires à l'époque. Pendant plus d'une décennie, ce furent les seuls représentants visuels de cette culture. Puis, au début des années 1990, deux éditeurs, Casterman et Glénat, décidèrent de publier quelques fleurons du manga : Akira, Dragon Ball, Apple Seed, Gunnm ou encore L'Homme qui marche. Dès 1994, de nouveaux éditeurs apparaissent et lancent de nouvelles séries. Les editions Tonkam sont parmi ceux-ci. Préférant s'écarter des séries connues du grand public (au contraire de Glénat), la maison Tonkam propose un catalogue plus audacieux et varié. Le public européen découvre alors qu'il y a plusieurs genres, et sousgenres, à l'intérieur du manga. Seinen, shônen, shôjo, gekiga, yuri, hentai… La sphère francobelge
se met au japonais.
Dans la foulée, Glénat avait publié plusieurs séries très inspirées par les mangas : HK, Nomad, Kazandou… Dix ans plus tard, le marché est littéralement envahi par les productions asiatiques (plus seulement japonaises, mais aussi coréennes et chinoises). Aujourd'hui, on compte 25 éditeurs faisant presque exclusivement de la traduction d'oeuvres asiatiques. Cette production "papier" est indissociable du marché vidéo, puisque des centaines d'OAV (Original Animation Video) adaptés de ces mangas sont également disponibles. Les ventes sont parfois très importantes, ce qui incite de nombreux éditeurs à se lancer dans l'aventure. La dernière génération de lecteurs a appris à lire avec les Yu-Gi-Oh !, Naruto ou I''s, comme la précédente avait appris avec La Quête de l'Oiseau du temps, Yoko Tsuno ou Aquablue, et celle de leurs parents avec Johan et Pirlouit, Jerry Spring ou Astérix…
Le marché de la bande dessinée dans l'espace franco-belge atteint un point d'étouffement sans précédent. Avec 3 500 sorties sur l'année 2005, l'Association des journalistes et critiques de bande dessinée parle de "mangalisation". Sur les 2700 nouveautés de l'année, plus de 1100 appartiennent à la sphère asiatique. Dans ce contexte, et alors que les chaînes de télévision (câble et satellites compris) diffusent de nombreuses séries animées asiatiques, il n'est pas rare de constater une "mangalisation" nette du lectorat, mais aussi des auteurs. Certains auteurs européens sont directement influencés par Miyazaki, de nombreux fanzines et fan-arts fleurissent dans les conventions, les festivals, … Il faut dire que le manga, dans son acceptation globale, propose une alternative intéressante à la tradition de la BD franco-belge : un format plus pratique, une contrainte de pagination complètement absente, des choix de cadrages et de rythme totalement débridés (sans mauvais jeux de mots)…
De fait, des "clones" européens sont déjà apparus : nous pourrons citer DYS (Editions Pika), réalisé par un Belge dans le sens de lecture japonais… Une parodie, Sentaï School (Editions Kami) a récemment vu le jour, mais il s'agit là d'un assemblage de situations et de "poses" typiquement… typées. D'autres séries, comme Nanami, Pixie, empruntent à divers niveaux à la culture manga : format, style… En 2006, des éditeurs lancent une grande offensive sur le terrain. Après que Soleil ait publié deux " mangakas " (auteurs de mangas) allemandes avec Christina Plaka et Anike Hage (qui ont réalisé leurs albums dans le sens de lecture japonais), Delcourt propose un véritable manga réalisé selon les "normes" japonaises. Jenny, jeune dessinatrice, sort sa première série Pink Diary. Elle doit réaliser 180 planches tous les 3 mois, dans un style directement inspiré de grosses pointures du shojo. Il existait déjà une école de bande dessinée depuis plus de 15 ans à Angoulême, d'autres établissements comme l'Institut Saint-Luc à Bruxelles… Il y a désormais une école de manga, qui s'appelle Eurasiam, pilotée par HEC. Enseignement graphique, apprentissage du japonais, études culturelles, les futurs mangakas issus de ce cursus arriveront bientôt sur le marché.
Alors, dans ce contexte éditorial saturé, est-il légitime et judicieux de proposer une "troisième voie" ?
Quoi qu'il se passe, le mouvement est d'ores et déjà enclenché. Que les récriminations soient d'ordre sémiologique ("un manga est par essence japonais") ou économique ("encore des nouvelles séries"), les premiers produits de l'évolution de la bande dessinée européenne sont d'ores et déjà sur l'étal des librairies, même s'il ne s'agit pour l'instant que d'une poignée de séries. Mais si le mouvement s'amplifie, le lecteur lambda, déjà complètement noyé, n'aura véritablement plus aucun repère. Faudra-t-il ranger ces "mangas français" parmi les mangas ? Parmi la BD francobelge ? Quoi qu'il en soit, la question principale reste : cette nouvelle tendance sera-t-elle de qualité ? Oui, à entendre un éditeur qui souhaite se lancer uniquement sur ce créneau. Nous avons des scénaristes et des dessinateurs talentueux en France, mais ceux-ci souhaitent explorer de nouvelles voies, sortir du carcan des 46 pages, du format A4, de la rigidité -relative- du style traditionnel franco-belge, hérité de la ligne claire. Alors, pourquoi pas ? Il semblerait que le format traditionnel ait vécu, connu son âge d'or, et mange actuellement son pain noir. Même au sein de la BD restant d'obédience franco-belge, les expérimentations se multiplient.
Le lectorat est-il prêt pour lire ces produits ?
Des sondages et des discussions sur des forums internet montrent que les avis sont partagés. Un nombre assez conséquent de lecteurs font un blocage sur le terme de "manga français", et risquent de faire également un blocage lorsqu'ils verront une étiquette portant cette mention sur les étals de librairies. Une autre frange de lecteurs n'a visiblement rien contre, du moment que la qualité est au rendez-vous.
En fait le problème semble d'origine culturelle. Les mangas sont -pour la plupart- publiés dans leur version tankôbon (petit format), plutôt que dans le format des revues spécialisées telles que Shônen Jump ou Monthly Jump. La bande dessinée est, depuis les années 1970, publiée dans des albums cartonnés, aux couvertures mates puis brillantes, ce qui en a fait un objet agréable à l'oeil, presque luxueux, avec un prix en constante augmentation depuis 20 ou 30 ans. Au Japon, comme aux Etats-Unis avec les comics, d'ailleurs, la bande dessinée est publiée sur un papier de qualité médiocre. Le manga a gardé son atout "populaire" (et donc "cheap") en étant vendu à 4 à 6 euros pour 120 ou 140 pages, un album "classique" de BD se vendant actuellement aux alentours de 12,50 euros pour 48 pages. Pour le lectorat "de base", les enfants de 8 à 12 ans, par exemple, le choix est vite fait. Voilà l'une des raisons de la mangalisation du marché…